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légendes cependant n’a eu la célébrité de la légende d’Orphée : ce personnage était regardé comme le père de la musique et de la poésie. Son origine asiatique est aujourd’hui reconnue, et l’on sait qu’Orphée, pas plus que son nom, n’appartient en propre à la Grèce. Seulement la tendance de l’art grec à tout humaniser a transformé peu à peu les détails de la légende et remplacé par un sentiment exquis ce qui n’était primitivement qu’un symbole mystique. Elle a traité de même la légende du pieux Canwa-Mêdhya dont elle a fait le charmant Ganymède. Quant à l’Orphée des Grecs, c’est le Ribhous des hymnes du Vêda. Comme homme, c’était un antique initiateur sacré : il a partagé en quatre le vase du sacrifice, c’est-à-dire mis quatre prêtres à la place de l’unique père de famille, et par là institué le culte public ; il a rendu la jeunesse à ses deux parens et fait revenir à la vie, non sa femme, mais la vache morte, c’est-à-dire la cérémonie sacrée ; enfin il a institué le sacrifice du soir. Cette vache, c’est-à-dire l’offrande pieuse qui dans le Vêda est souvent appelée l’épouse du prêtre, c’est elle qui est devenue l’épouse d’Orphée, pleine de jeunesse, puis perdue par la morsure du serpent ennemi des dieux, bientôt après rendue à la vie par la force de la prière et du chant sacré, perdue de nouveau et enfin reçue au ciel avec son époux qui jouit près d’elle d’une immortelle jeunesse parmi les dieux[1]. Cette légende, comme on le voit, est plus ancienne que les Indiens et que les Grecs, antérieure aux époques où les uns et les autres ont quitté le berceau commun de la race aryenne. Ce sont autant de faits qui n’ont été connus qu’après la mort d’Otfried Muller.

Le nom d’Orphée devint le symbole de la poésie primitive. Lorsqu’en Thrace il eut été mis en pièces par les femmes (déjà irritées contre lui dans l’hymne védique de Dîrghatamas), sa bouche parlait encore et chantait ; sa tête, portée sur les vagues de la mer, fit naître dans les îles de la mer Egée la poésie lyrique et suscita une école devenue célèbre. Ces idées sont grecques, la légende est désormais localisée ; mais Orphée, la résurrection et l’apothéose d’Eurydice, la puissance de l’incantation qui s’exerce même sur les êtres inanimés, la révolte des femmes au service de Bacchus, dieu de la liqueur sacrée, la dispersion et la chute dans les eaux des membres d’Orphée, les sons mélodieux que la tête divine du chantre y rend encore, tous ces détails de la légende n’ont dans les mythes de la Grèce aucune signification intelligible, tandis qu’ils s’expliquent

  1. Voyez sur la légende d’Orphée le livre de M. Nève, de Louvain.