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nouveau critérium littéraire, je ne vois guère que les sermonnaires qui pourraient y résister.

Je vais plus loin, et je dis que dans Montesquieu il y a une morale que le XVIIe siècle n’a pas connue : c’est la morale publique, la morale du citoyen. Pour le XVIIe siècle, cette sorte de morale consiste à être un sujet obéissant, et cette morale de sujet avait fini par porter atteinte à la morale privée elle-même. C’est ainsi qu’on avait vu les parlemens, les vieilles citadelles de l’honneur bourgeois, s’abaisser jusqu’à légitimer les enfans adultérins du roi, tant il est vrai que sans une certaine vertu civique la vertu domestique elle-même vient à succomber. Eh bien ! Montesquieu nous apprend la vertu civique. « Il ne nous apprend pas, dites-vous, ce que nous aurions à faire de notre personne pour que ses vœux fussent accomplis ; » mais si vraiment il nous l’apprend. Qu’on lise et qu’on relise les admirables chapitres sur la corruption des démocraties ; on verra quels sont les devoirs difficiles qui attendent les citoyens le jour où ils veulent être libres. On y apprendra comment l’amour de l’égalité devient la ruine de l’égalité même, s’il ne sait pas se renfermer dans ses vraies limites, si, non contens d’être égaux comme citoyens, nous voulons l’être comme fils et comme pères, comme jeunes et comme vieux, comme sujets et comme magistrats ; on apprendra encore combien l’obéissance à la loi est nécessaire dans un pays où la loi est faite par les citoyens eux-mêmes, comment la modération est le salut de tous les gouvernemens, mais surtout des gouvernemens populaires, enfin combien la probité est indispensable aux magistrats dans ces sortes de gouvernement. Si l’on peut trouver que Montesquieu obéit trop aux préjugés antiques en considérant la frugalité comme nécessaire aux démocraties, il lui faut accorder qu’une certaine mesure dans la jouissance, une certaine sobriété est la garantie de la liberté, et que là où l’on voit un amour désordonné des plaisirs des sens, la patrie et la loi courent bien risque de ne plus être que des objets de peu de prix. Telle est la morale que je recueille dans Montesquieu, et elle ne me paraît pas sans application. Est-elle efficace ? direz-vous. A quoi je réponds : celle de Bossuet l’est-elle davantage ? Au reste, en louant la morale de Montesquieu, je ne fais que développer ce que M. Nisard dit lui-même quelques pages plus loin. « Il peut se faire, dit-il, qu’on sorte du commerce de Montesquieu un peu trop content de son esprit, mais on en sortira toujours meilleur citoyen. »

En outre il me semble que M. Nisard prend trop à tâche d’effacer et d’amortir le rôle du réformateur dans Montesquieu. Il prend à la lettre ces paroles de sa préface : « je n’ai pas