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M. Nisard a si bien pénétré le vrai caractère de notre génie dramatique : c’est en cherchant dans le drame non la vérité extérieure ou la vérité de costume, mais la vérité morale, idéale, éternelle, qu’il nous a montré combien ce théâtre est beau. Vienne maintenant sur la scène un artiste de génie, un Talma, une Rachel (que n’a-t-on pu les voir ensemble !), que ces grands interprètes nous donnent un vrai Corneille, un vrai Racine dans toute leur noblesse et leur simplicité, que cette poésie si profonde et si délicate, si mâle et si savante, trouve une expression digne d’elle, et malgré nos préjugés, malgré les corruptions de notre goût, malgré quelques défauts inséparables du génie humain, nous nous reconnaîtrons dans le Cid, dans Chimène, dans Polyeucte ou dans Andromaque. dans Auguste et dans Agrippine ; nous y reconnaîtrons nos passions ou nos vertus embellies et agrandies, et nous applaudirons encore à cette image idéale de nous-mêmes, comme si ces immortelles créations étaient nées d’hier.

Dans tous les jugemens de M. Nisard que je viens de résumer et d’autres qu’il serait trop long de rappeler, je ne vois donc que l’application d’un seul principe, le principe des vérités générales. Quant au second, le principe de la tradition et de la discipline, M. Nisard l’omet entièrement ou ne lui fait qu’une part secondaire et sans importance. Il n’en est pas de même dans d’autres appréciations qu’il nous reste à discuter.

Le principe de la discipline est représenté au XVIIe siècle, selon M. Nisard, par deux grandes autorités, Louis XIV et l’Académie française, et par deux grands écrivains, Boileau et Bossuet. Une foi excessive en ces deux autorités, une admiration presque superstitieuse pour ces deux écrivains, voilà ce qui, dans la doctrine littéraire de M. Nisard, me paraît pouvoir provoquer le plus d’objections et commander le plus de réserves. M. Nisard attribue à Louis XIV sur la littérature française une influence presque aussi grande que celle de Descartes ; il lui consacre un chapitre aussi long, il lui donne autant d’éloges et presque les mêmes éloges : ils semblent être au même titre les représentans de l’esprit français et de la raison humaine. Or je crois que l’on peut contester et l’influence de Louis XIV sur les lettres françaises, et, dans les limites où elle a pu s’exercer, le bienfait de cette influence.

Louis XIV n’a pas eu sur notre littérature une aussi grande influence que le dit M. Nisard. Il n’en a pas eu d’abord sur Descartes, sur Corneille, sur Pascal, qui lui sont antérieurs, ni sur La Rochefoucauld, ni sur Mme de Sévigné, ni sur La Fontaine ; il n’en a pas eu sur Fénelon, sur La Bruyère, sur Saint-Simon. Que lui reste-t-il ? Il a défendu Molière contre les courtisans : c’est là