Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/70

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

phrase ambiguë que j’avais relevée dans un billet intercepté qu’elle adressait à sa pal, logée dans le ward contigu au nôtre, me prouvèrent qu’Eliza Trent avait encore fait des siennes en excitant contre une de nos prisonnières, — je vous dirai tout à l’heure contre laquelle, — la susceptibilité morbide d’Edwards. Les choses en étaient là lorsqu’un soir de la semaine dernière cette femme, qui travaillait derrière sa grille, me vit arriver par un long corridor dont j’avais négligé de tirer la porte après moi. Au bout de ce corridor est la cour du ward voisin, et dans cette cour on entendait les voix de deux de nos femmes engagées dans je ne sais quelle discussion. De l’air le plus uni du monde et avec une politesse dont elle m’avait fait perdre l’habitude, Edwards me pria d’entrer un instant pour lui donner quelques indications sur le travail qui l’occupait. Toute requête de ce genre est complaisamment accueillie par, les matrones qui ont à cœur de se concilier leurs subordonnées. J’ouvre donc avec mon passe-partout la grille protectrice,… et quel n’est pas mon effroi lorsque cette même créature, tout à l’heure si calme, si posée, si humblement suppliante, jetant là ses aiguilles et tirant de sa poche un couteau tout ouvert, s’élance sur moi comme pour me frapper ! Je me crus morte, Harry Gillespie, et dans ce moment même j’ai comme un ressentiment de la froide angoisse qui suspendit alors les battemens de mon cœur… Edwards cependant passa devant moi, me repoussant du coude, et prit ensuite sa course, le couteau levé, dans la direction de la porte ouverte. — Cette fois, avait-elle dit, cette fois j’aurai ta vie !… — Ces mots furent pour moi comme un jet de lumière, et, les rapprochant de cette légère altercation dont le bruit avait tout récemment frappé mon oreille : — Jane, m’écriai-je aussitôt que la voix me fut revenue, Jane Cameron, garde à vous !… fermez la porte ! — Ce dernier ordre ne pouvait être exécuté en temps utile, Edwards ayant déjà franchi les deux tiers du couloir ; mais l’avis sauveur ne fut pas perdu, car une de mes collègues, qui se trouvait heureusement près de l’issue par laquelle Edwards allait s’élancer, survint assez à propos pour se jeter sur elle et se cramponna par derrière à son cou. Malgré ce fardeau, qui la gênait sans l’arrêter, la folle courait encore vers l’objet de son implacable vengeance ; mais celle-ci, jeune et leste, eut le temps de se dérober dans un réduit à provisions dont la porte par bonheur était ouverte. Les autres matrones du ward accouraient d’ailleurs en force, et notre furieuse, assez avisée pour voir que l’occasion de se venger était désormais perdue, jeta immédiatement son couteau.

Je dis à dessein la « folle, » car à partir de ce moment la monomanie homicide d’Edwards se manifesta sans contrainte. Au fond