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ou non un habile écrivain (il l’est cependant, et la première partie du Discours de la méthode est un chef-d’œuvre d’esprit, de naïveté et de grandeur) ; là n’est pas la question. Dans une théorie littéraire qui partout fait prédominer le fond sur la forme et demande d’abord aux écrivains non comment ils ont écrit, mais comment ils ont pensé, dans cette théorie, la première place était due à celui qui nous a appris à penser, à celui qui nous a appris à préférer la raison à toutes choses. J’approuve donc que M. Nisard ait donné une grande place à Descartes, et le jugement qu’il en porte me paraît de tous points excellent.

Je le demande maintenant à M. Nisard, au nom de quel principe jugez-vous Descartes ? Est-ce au nom du principe des vérités générales ? Rien de plus légitime alors que votre admiration ; que de vérités en effet dans ce grand penseur malgré ses erreurs ! Est-ce au contraire au nom du principe de la tradition, de la discipline, du sens commun ? Il faut alors abandonner Descartes, car il représente précisément le principe contraire, le principe de la liberté, du sens propre, de la raison individuelle.

Quelle est la méthode de Descartes, méthode que M. Nisard approuve sans réserve ? C’est l’examen : « ne rien admettre pour vrai que ce qui me paraîtra évidemment être tel. » Quelle est la première application de cette méthode ? C’est le doute, non pas ce doute mitigé qui, laissant subsister le fond de nos croyances, s’arrête seulement devant nos opinions, mais un doute absolu, qui embrasse tout, qui détruit tout pour tout reconstruire. Son ambition, il le dit lui-même, était de réformer ses propres pensées, « et de bâtir dans un fonds qui fût tout à lui. » Sans doute, il continue à se soumettre extérieurement aux lois de la société ; il révère les dogmes de la religion ; il se fait une morale provisoire empruntée aux opinions moyennes des mieux sensés : tout cela est du sens commun ; mais c’est la moindre partie de lui-même que Descartes abandonne ainsi. Le meilleur, c’est-à-dire sa raison, n’a d’autre règle qu’elle-même : elle ne se soumet qu’à l’évidence. Ni autorité, ni tradition, ni maître, ni sens commun, ne lui sont rien. J’irai même plus loin, et je dirai que, selon moi, Descartes a trop rejeté la tradition et l’autorité. Sa rupture avec le passé est évidemment trop radicale. Son doute hyperbolique, comme il l’appelle, et qui porte sur les principes mêmes de la connaissance, est un doute extravagant, dont on ne peut plus se débarrasser, quelque effort qu’on fasse : semblable à ce balai enchanté qu’un novice magicien avait dressé à porter de l’eau, mais qu’il ne put désensorceler, et qui finit par l’inonder.

Descartes est donc un écrivain du sens propre. J’accorde qu’il ne l’est pas à la manière de Montaigne, et M. Nisard a très bien fait