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subordonnée dans les œuvres littéraires : elle y est essentielle, comme la couleur en peinture. Seulement elle y entre dans des proportions diverses selon la diversité des genres. Cette réserve faite, le principe des vérités générales me paraît un excellent critérium pour distinguer le bon et le mauvais dans les ouvrages de l’esprit. Il a même le mérite d’être d’une application universelle et de n’exclure aucun genre de beauté. Il peut s’appliquer à Goethe ou à Shakspeare aussi bien qu’à Racine ; il embrasse les beautés romantiques aussi bien que les beautés classiques.

Qu’y a-t-il en effet de beau dans le Faust de Goethe par exemple ? C’est cette partie universelle et profonde que l’on peut saisir et comprendre dans tous les pays, quoique exprimée sous une forme particulière et par cela même plus vivante. C’est la peinture des lassitudes de la science et des ardeurs du désir chez l’homme rassasié de doute, c’est Faust ; c’est la peinture de la tentation ironique et de l’égoïsme infernal du cœur humain, c’est Méphistophélès ; c’est enfin la peinture de l’innocence sacrifiée et vaincue, et de la douleur sans bornes d’un cœur trompé, c’est Marguerite. Tout cela est grand, éternel, admirable pour tous. Pourquoi ? Parce que c’est vrai, parce que c’est humain. A la vérité, ce n’est pas là l’homme du temps d’Homère, de même que la Phèdre de Racine n’est pas la femme du temps d’Homère ; mais c’est l’humanité telle qu’elle s’est développée avec le temps, telle qu’elle existait déjà au temps où fut écrit le mystérieux, le sceptique, le mélancolique écrit de l’Ecclésiaste.

Telle est la première théorie de M. Nisard. Elle est tout entière dans ce célèbre hémistiche de Boileau :

Rien n’est beau que le vrai.


Mais bientôt à cette théorie s’en ajoute une autre, le plus souvent mêlée et entrelacée avec la première, mais qui, à mon avis, est très différente. Par une substitution insensible de termes, la raison, loi suprême du vrai et du beau, devient peu à peu, pour M. Nisard, la discipline, la tradition, la règle, l’autorité. Le principe des vérités générales cède la place à un nouveau principe : « la prépondérance de la discipline sur la liberté. » « La liberté, dit M. Nisard, est pleine de périls et d’égaremens, et la discipline ajoute à la force réelle ce qu’elle ôte de forces capricieuses et factices. » Dans cette nouvelle théorie, la raison se resserve peu à peu ; elle se restreint au « sens commun. » Au nom du sens commun, M. Nisard combat de toutes ses forces ce qu’il appelle le sens propre, c’est-à-dire la raison individuelle, c’est-à-dire encore la liberté. De ce nouveau