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Pourtant, ajouta le fermier, je n’ai aucune confiance en cet homme, je le connais à peine ; voilà deux jours seulement qu’il travaille chez moi. Il se pourrait bien qu’il eût volé votre cheval. » Paysage, dessin, cocotiers, enchantement de ce lieu champêtre, tout avait disparu : je maudissais l’heure où j’avais mis le pied dans cette caverne de brigands. — Cependant le fermier, avec une politesse et une hospitalité tout espagnoles, va cueillir une couple de noix de coco dans son verger, et m’en fait boire le breuvage tiède, fade, mais rafraîchissant pour ma soif ; il m’offre un cigare, épuise avec la courtoisie native des gens de son pays tous les moyens de consolation qu’il peut concevoir.

Prenant l’inévitable en patience, je me remis à dessiner tristement. Une heure se passa encore, et le jour était sur son déclin. Tout à coup j’entends un pas de cheval retentir, et que vois-je apparaître, si ce n’est mon petit arabe avec son cavalier suspect ? Ses yeux brillans, sa trogne enluminée, expliquaient son trop long séjour dans les délices de la tienda. Il me donna triomphalement une bouteille de rhum, un morceau de porc salé plus dur que du bois de palmier, et deux ou trois petites croûtes de pain déjà grignotées, le tout enveloppé dans un mouchoir jaune et sale. J’étais si joyeux que non-seulement je lui fis cadeau du festin qu’il me destinait, mais que je le comblai en outre de réaux et de sourires. Lui, donnant une accolade à la bouteille, me serre les mains avec toute l’amitié dont un ivrogne est prodigue. Vite en selle, et me voilà parti. J’essaie encore d’esquisser en passant la silhouette des montagnes, à l’instant même où le soleil couchant les voile de sa splendeur et répand à leur pied une mer de lumière qui submerge au loin la plaine. Mon cheval affamé, qui pâture à côté de moi, me tire le bras avec impatience. Dernier rayon de soleil, dernier coup de crayon ; mon petit cheval hennissant galope à travers la montagne, à travers la ville, et me voilà devant mon miroir contemplant avec effroi la magnifique teinture de pourpre rouge que j’ai prise au soleil tropical. A souper, mes voisins de table me regardent avec inquiétude et échangent entre eux des signes d’épouvante. L’un d’eux m’avertit charitablement que mon cas est grave, et que je pourrais bien en mourir. Tel est le récit mémorable de ma glorieuse expédition sur la Cumbre, où j’ai mis en fuite un mulâtre, perdu et repris un cheval, et soutenu bravement, sans en pâtir, le choc de ce grand ennemi, le soleil.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.