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il y a bien des années. Je notais en passant divers sujets de croquis, tantôt une petite cabane de bambous et de palmes blottie sous un bosquet d’arbres fruitiers avec un immense horizon de mer pardessus, tantôt une ravine escarpée et ombreuse s’ouvrant comme un cadre sur la vallée profonde. Quel paysage ! et quel triste instrument que le crayon manié surtout par des mains inhabiles ! Comment dépeindre l’élégante stature des palmiers dispersés sur les pentes, les groupes plus serrés qu’ils forment au creux des vallons, leur solitaire et mélancolique grandeur au milieu des cultures qui les ont épargnés, le manteau fin et soyeux qu’ils font au loin sur les premiers plans de la montagne, et les cimes lointaines déjà frangées d’un liséré bleuâtre par la fraîche lumière du matin ? Tant de nobles formes et de couleurs délicieuses, tant de richesse, d’harmonie et de splendeur, essayer d’exprimer tout cela par le profil sec et inanimé d’un charbon noir sur un papier blanc ! — Il n’est pas jusqu’aux massifs et aux allées qui environnent la plantation dont chaque arbre, avec un bout de ciel, ne pût faire le sujet d’un ravissant tableau. Je mis pied à terre pour me mettre à l’œuvre, et alors commencèrent mes tribulations.

La première s’offrit sous la figure d’un mulâtre grisonnant qui m’adressa la parole et se mit à me donner sur les points de vue à prendre des conseils auxquels j’opposai un no entiendo impatienté. Le bonhomme prit les rênes de mon cheval et lâcha celles de sa langue ; je vis alors qu’il était complètement fou. « Voilà, me disait-il, ma propriété, tant de palmiers, tant d’acres, tant de nègres. Telle propriété, tel homme. — Voulez-vous venir me voir ? Voilà la résidence de ma famille. » Et il me montrait une jolie maison cachée dans la verdure. Cependant il courait autour du cheval avec un air hagard, et celui-ci, plus raisonnable que le pauvre diable, commençait à s’ennuyer de son manège. A mes no entiendo répétés, il me demande si je suis Italien. « Non, Français. » Je fus étonné de l’entendre répondre en ma langue : « Français ! Et moi aussi je suis Français ; je suis né à Bordeaux, moi… Travaillez, mon ami, travaillez… Les Français sont des canailles, mais de bons soldats, oh ! oui !… oui, monseigneur. Napoléon m’a envoyé ici… » J’essayai de m’en débarrasser en lui glissant dans la main une pièce blanche. Il me regarda d’un air superbe : « Pas de bêtises, dit-il ; je suis plus riche que vous, moi. Je suis général… Venez déjeuner chez moi ; allons, venez déjeuner. » Quand les fous prennent une idée, il est malaisé de les en faire démordre. A la fin, ce singulier compatriote me délivra de sa présence, et, je dessinai assidûment, cherchant l’ombre raccourcie des piliers du porche. Cependant le soleil s’élevait dans le ciel. Déjà il tombait presque perpendiculairement sur la terre rouge, qui semblait brûlante. Les