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impressions découragées n’ont pas fait place à des sentimens plus dignes de moi,… je dirais volontiers plus dignes de vous.


II

Millbank, juin 1857.

Je me suis promis de ne jamais rester trop longtemps sans vous parler de moi. C’est un besoin de mon cœur, une soif de mon esprit, que de maintenir, malgré notre séparation peut-être éternelle, un lien quelconque entre vous et moi. Ma première lettre est encore là, dans le fin fond de mon tiroir, et si je me décide enfin à vous l’expédier, je veux au moins vous prémunir contre le désastreux effet que ne manqueraient pas de produire sur vous des doléances tant soit peu exagérées. On n’est pas femme pour rien, c’est-à-dire la créature du jour et de l’heure, soumise aux caprices du vent qui souffle, de la pluie qui tombe, comme à l’influence du soleil qui sourit et de la fleur qui sème ses parfums autour d’elle. On n’a pas non plus impunément contracté certaines habitudes d’esprit plus ou moins romanesques dans le commerce des beaux esprits contemporains. Songez-y, s’il m’arrivait jamais de retomber dans des exagérations pathétiques dont je suis honteuse et dont je prétends me corriger en vous écrivant.

A part un petit incident que je vous raconterai plus tard et qui sera pour cette fois comme le « bouquet » de mon feu d’artifice, tout a bien marché depuis six mois. Mes collègues sont, généralement parlant, très polies et d’un commerce beaucoup moins difficile que leur genre de vie ne le ferait supposer. Quelques rivalités sournoises, quelques antipathies, pour ainsi dire indispensables, ne sont que des ombres légères jetées sur un ensemble suffisamment harmonieux. — On est rattaché, relié par le besoin d’assistance et la solidarité de périls qu’engendre une situation comme la nôtre. Les services mutuels qu’on est appelé à se rendre chaque jour réparent les petites brèches qui, chaque jour aussi, peuvent résulter d’un perpétuel contact. En somme, tout va bien de ce côté.

Quant à nos prisonnières, c’est différent, et je suis tentée de croire qu’à fort peu d’exceptions près on leur accorde plus de pitié qu’elles n’en méritent. Charles Dickens, dans un de ses Contes de Noël, affirme éloquemment que, si déchues qu’elles soient, elles ont encore toutes dans la main quelques lambeaux de ces plantes arrachées à la pente du précipice où elles ont roulé faute d’une barrière interposée entre elles et ses bords glissans. L’image est belle, la pensée peut être vraie… pour quelques natures spéciales ;