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— N’en avez-vous pas d’autre que celle que j’ai vue ?

— Mon Dieu non ! tout ce que vous voyez ici, machines, pierres, charpentes, est venu à travers champs sur des voitures à bœufs. Quelquefois nous étions forcés d’atteler jusqu’à vingt paires de bœufs à la même charrette. Don Juan songe bien à bâtir un chemin de fer, mais c’est une grosse entreprise à faire à soi tout seul. Il faudrait pour cela nous entendre avec nos voisins. Et puis, quand même nous aurions des routes et des débouchés praticables, nous ne serions pas encore bien avancés. Ce sont les impôts qui nous ruinent en gênant toutes nos transactions commerciales ; s’ils étaient mieux établis, je ne doute pas qu’on ne pût tirer de nous autant d’argent sans nous faire subir les mêmes pertes. Tous les objets les plus nécessaires à notre industrie sont frappés à l’entrée d’un droit énorme et désastreux : nous n’avons pourtant pas de manufactures nationales à protéger contre la concurrence étrangère. Le blé, le vin, toutes les subsistances paient des taxes d’importation formidables. Il y a même, ce qui est monstrueux, des impôts sur l’exportation des produits du pays. Ainsi chaque caisse de sucre paie à la sortie un droit de 2 piastres. Bref, la plantation paie de manière et d’autre 50 ou 60,000 piastres chaque année, c’est-à-dire un tiers des revenus. Avec cela nulle sécurité, peu de police, point de travaux publics. Vous voyez à quelle épreuve est mise la prospérité de l’île ; si nous y résistons après tout grâce à nos richesses naturelles, devinez un peu ce que nous ferions, si nous étions mieux gouvernés ! »

Ici M. C… fut interrompu par un bruit d’aboiemens furieux ; nos chiens de garde semblaient donner la chasse à quelque maraudeur surpris dans la plantation. Nous dressâmes l’oreille ; les aboiemens se ralentirent, et le silence se rétablit.

« Ce n’est rien, me dit mon hôte ; c’est quelque animal sauvage qui rôdait autour de la ferme et que les chiens ont fait déguerpir plus vite qu’il n’était venu. Il est encore trop tôt pour les voleurs.

— En avez-vous dans le voisinage ?

— Comme dans tous les pays où il n’y a pas de police. L’été, quand je reste seul à la plantation, je ne me couche jamais sans avoir mes armes sous la main. Mes compatriotes sont, vous le savez, très prompts à jouer du couteau. Il y a six ans, je fis punir sévèrement un maraudeur connu qui avait commis chez moi toute sorte de déprédations ; le lendemain je recevais une lettre anonyme où l’on m’ordonnait, sous peine de mort, de quitter la plantation de Las Cañas ; si dans quinze jours je n’avais pas obéi, on me prévenait poliment qu’on me tuerait et qu’on brûlerait la plantation.

— Et qu’avez-vous répondu ?

— Je suis resté, et vous voyez que j’y suis encore.