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du reste un Africain natif, et, quoi qu’on en dise, ceux-là se font remarquer par leur stupidité farouche. J’ai toujours observé que les enfans étaient plus intelligens et plus laborieux que les pères. On prétend que l’esclavage dégrade la race noire ; la vérité est qu’il l’adoucit au contraire et qu’il la civilise. » J’aurais eu beaucoup à répondre à cette assertion un peu cavalière des bienfaits de la servitude, mais j’aimai mieux considérer en silence le vieil Africain rigide qui nous regardait toujours fixement. Certainement une vision semblait flotter devant ses yeux obscurcis ; on eût dit qu’il était absorbé dans la contemplation de ses souvenirs et qu’il dédaignait de nous en faire part. Vaine illusion ! il n’y a guère plus de pensée dans sa tête que de paroles dans sa bouche. Tel est le repos du vieux lion dans sa tanière, quand son grand œil fauve semble rêver, et que l’imagination complaisante lui prête elle-même ses pensées.

De l’hôpital nous passâmes au moulin, — car c’est tout un royaume qu’une plantation. M. G… me montra la farine de maïs, mêlée d’un peu de blé, qui sert à faire le pain des esclaves. Il leur donnerait volontiers du froment pur, qui serait plus nourrissant et plus salubre, sans les droits exorbitans qui pèsent sur l’entrée des blés étrangers, et forcent ceux même qui viennent d’Amérique à passer par les marchés espagnols : cet impôt funeste fait du pain même un objet de luxe. — Quant à la viande qu’on donne aux esclaves, ce n’est pas celle des troupeaux de la terre, qui ne suffiraient pas au centième de la consommation ; c’est la viande de bœuf séchée des pampas de l’Amérique du Sud, dont Buenos-Ayres envoie chaque année des milliers de tonneaux à la Havane. La plantation toute seule en consomme un nombre effrayant, car il y a plus de six cents bouches à nourrir, quatre cents nègres esclaves, deux cents coulies indiens, plus un état-major d’environ quarante hommes blancs. Les coulies sont employés à l’usine et font meilleure chère que les noirs, qui ne travaillent guère que dans les champs ; les deux races vivent à part et se détestent de toutes leurs forces. Cette mutuelle antipathie n’empêche pas la naissance clandestine de quelques métis d’un type singulier, qui ressemblent beaucoup aux Océaniens ; mais il ne se forme jamais d’unions publiques et durables entre les deux races.

Leur caractère même y répugne. Les coulies sont en général mélancoliques, concentrés et méditatifs ; les nègres au contraire aiment les joies bruyantes. Ils sont d’ailleurs mieux traités à Las Cañas que dans beaucoup d’autres plantations de l’île. On leur laisse une foule de petites immunités qui pourraient les aider à sortir de la condition servile, s’ils en avaient seulement la pensée. Par exemple, on leur permet d’élever des porcs pour leur propre