Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/640

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de racines ; puis, quand ils étaient vides, elles les rapportaient en gambadant comme des chevaux échappés, sans beaucoup de souci de la décence et de la réserve féminines. D’autres poussaient les attelages de bœufs avec des aiguillons faits d’une longue gaule, ou déchargeaient incessamment les chariots de cannes à sucre chargés par les moissonneurs. Des nuées de petits oiseaux voletaient autour des bœufs tranquilles et se promenaient sans façon sur leur large dos en y becquetant amicalement la vermine.

Nous allâmes visiter l’usine. Je voulus suivre la fabrication dans tous ses détails, depuis la canne broyée entre les cylindres jusqu’à la poudre fine qui sèche dans les greniers. Le précieux roseau est jeté en baguettes ou en tronçons dépouillés de feuilles sur une claie de bois inclinée qui tourne autour de deux rouleaux mobiles, et qui l’élève insensiblement jusqu’au pressoir. Là il est saisi par deux gros cylindres tournans hermétiquement appuyés l’un contre l’autre. La canne en ressort écrasée comme du papier, et le jus s’écoule par des tuyaux ; on le recueille dans un réservoir ; des pompes à vapeur relèvent incessamment dans des chaudières gigantesques où on le concentre en le faisant bouillir dans le vide ; ce procédé, qui rend l’évaporation de l’eau plus facile, permet de n’employer qu’une bien moindre chaleur. L’appareil distillateur se compose de trois immenses cuves aux parois épaisses, entourées de balcons de fer et d’escaliers. Des jours de verre enchâssés dans l’armature permettent de voir le liquide soulevé, tourmenté par la tempête intérieure, et les flots de vapeur qui se dégagent en tourbillonnant. L’un des trois cylindres est chauffé seulement par la vapeur qui sort des deux autres. Les moteurs sont de fabrique anglaise et d’une grande perfection. Il y a une seconde machine de rechange, toujours sous vapeur, prête à servir, si la première était endommagée. — Il est singulier de voir ces mécanismes compliqués dirigés par des coulies à peau jaune, qui n’ont pour tout vêtement qu’un mouchoir noué autour du ventre. Ce sont pour la plupart des hommes minces, d’une figure intelligente et triste, et dont les formes délicates contrastent avec la robuste carrure des noirs. Ces derniers sont employés surtout aux travaux les plus grossiers : ils bourrent les fourneaux, roulent les chariots sur les rails de fer. Il y a une hiérarchie et comme une séparation de caste entre les esclaves temporaires, qui ont droit encore à la liberté, et les esclaves à vie, nés dans la servitude et destinés à y mourir.

En sortant des bouilloires, le sucre liquide subit encore une longue série de préparations que je ne vous décrirai pas en détail. Il passe à travers une quantité de filtres, de cuissons, de battages, de cylindres centrifuges semblables à peu près à ceux où l’on sèche le linge. On le filtre enfin avec du noir animal, et on le recueille