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doux, avec un reste de pâleur et de souffrance sur son joli visage, entra suivie d’une grosse négresse qui portait dans ses bras un tout jeune enfant. Don Charles me présenta à sa femme, nous nous couchâmes dans des balancines, et en un quart d’heure j’avais noué connaissance avec tous les habitans de cette maison hospitalière.

Voici donc l’habitation de plaisance d’une riche famille havanaise. L’apparence en est plus que simple et point du tout champêtre ; il est évident qu’on a sacrifié l’agréable à l’utile, et que la maison de campagne n’est qu’un accessoire de la ferme et de l’usine. Ici l’habitation des maîtres ne se distingue pas beaucoup des bâtimens d’exploitation groupés autour d’elle. Le corps de logis principal est ouvert sur la grande cour, dont il occupe un des côtés. Il n’a qu’un seul étage élevé de deux marches seulement au-dessus du sol. La façade est bordée sur toute sa longueur d’une modeste verandah meublée de quelques chaises de cannes et abritée par le prolongement du toit de la maison. Les colonnes de bois qui le soutiennent alternent avec des pots de faïence où sont plantés des arbustes rares : c’est l’unique ornement extérieur d’une villa tropicale. On entre, et l’on trouve une vaste salle aux murailles blanches, rugueuses, grossièrement badigeonnées à la chaux, avec un piano dans un coin, un bureau, une table à ouvrage, deux bancs en paille tressée, quelques fauteuils à bascule, et une petite étagère où traînent un livre d’heures, un dictionnaire, quelques volumes de poésies espagnoles et quelques romans français dépareillés. C’est toute la bibliothèque de la maison, et les œuvres de Paul de Kock y occupent la place d’honneur. Ces meubles rares et mesquins se perdent dans l’immensité de cette grande salle nue qui semble triste et délabrée. C’est qu’il n’est besoin dans ce climat ni de luxe, ni d’élégance, ni même de comfortable à l’européenne ; nos tapis, nos meubles de soie, nos rideaux, nos lourdes tentures, y seraient fort incommodes. Le seul bien-être qu’on désire, c’est d’avoir de l’ombre, de l’espace et de l’air en abondance. L’appartement n’a pas de plafond ; l’air circule librement sous les poutres de la toiture. La salle à manger, placée derrière le salon, en est séparée par un gros mur de pierre ; mais les deux pièces communiquent par une porte toujours ouverte et par deux fenêtres bardées de fer percées dans l’épaisse muraille à hauteur d’appui. Quand le doux visage de la señora paraît derrière les barreaux massifs encadré de son écharpe blanche, on dirait une jeune religieuse emprisonnée derrière la grille d’un couvent. A gauche, les appartemens privés du maître et de la maîtresse de la maison sont fermés seulement par des rideaux de cotonnade que le vent agite et soulève. On n’a pas besoin ici de se mettre en serre chaude ; l’homme des tropiques peut vivre en plein vent, comme les arbres de ses jardins.