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Quelques jours se passèrent ainsi. Chantepie ne s’était plus montré à la Commanderie depuis le soir du coup de fusil. Cette étrange disparition, jointe aux mauvais antécédens du garde, donna des soupçons à la justice, et on lança contre lui un mandat d’amener.

M. Désenclos apprit ce nouvel incident sans même donner une marque de surprise ou d’indignation ; son enfant seule l’occupait. Le médecin ne donnait que peu d’espoir. En le reconduisant jusqu’à la terrasse, Lucile l’interrogeait chaque fois avec anxiété, et chaque fois il se bornait à secouer la tête d’un air de doute. Elle revenait alors, navrée, s’asseoir en face de son mari, dont le silence l’épouvantait. Elle se sentait coupable et croyait voir un reproche dans les moindres gestes de M. Désenclos. Pourquoi lui adressait-il à peine la parole ?… Assurément il savait tout, et il la méprisait. Au milieu de ses angoisses et de ses remords, elle était profondément touchée de pitié et de respect pour cet honnête homme qui l’avait si sérieusement aimée, et qu’elle faisait si cruellement souffrir. Elle l’admirait, et son repentir redoublait. Oh ! si elle avait pu alors retourner en arrière et ressaisir les heures écoulées depuis le soir de la ballade du Puits-Carré !… Jusque-là, elle n’avait envisagé la vie que comme un chemin joyeux et facile à suivre, elle en apercevait maintenant les passes difficiles et les sommités périlleuses. Elle comprenait pour la première fois que sur le fond sévère de l’existence humaine les joies de la jeunesse et les ivresses de l’amour ne forment que de capricieuses et frêles broderies ; ce qui compose la trame même, ce sont les luttes incessantes et les renoncemens courageux. Ainsi jour à jour, pour ainsi dire heure à heure, la douleur la mûrissait et transformait l’enfant étourdie en femme sérieuse, prête à tous les dévouemens et à toutes les épreuves.

Aux Ages, Maurice avait aussi sa part de souffrance ; mais les angoisses, au lieu de détruire sa passion, l’avaient accrue. Il voulait revoir Lucile, se jeter à ses pieds, implorer son pardon, et il cherchait en vain un moyen de parvenir jusqu’à elle. La Toussaint arriva. Dans cette partie du Poitou, les garçons des villages passent la nuit qui précède la fête des morts à sonner des glas dans chaque paroisse. C’est un usage immémorial. Seulement la vieille coutume a perdu avec le temps un peu de son caractère religieux et solennel ; elle est devenue le prétexte d’un souper dont les jeunes garçons vont quêter les élémens dans le village et les métairies environnantes. Le soir de la fête, Maurice entendit, dans la cour des Ages, les gars de Savigné chanter en chœur la vieille et mélancolique chanson de la Toussaint. Il les écouta tout rêveur, et lorsqu’ils s’éloignèrent dans la direction des Palatries, il songea que le plus sûr moyen de voir Lucile sans la compromettre serait de se mêler à eux