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Chantepie resta un moment pensif, puis la dévorant du regard et frappant le sol avec son bâton : — Au revoir, Simonne ! dit-il brusquement, et il partit à travers les prés.

Simonne trouva la mère Jacquet sur le seuil du moulin. Sylvain, vêtu de droguet neuf des pieds à la tête, se promenait impatiemment le long du bief. Ils s’acheminèrent ensemble vers le Puits-Carré. Quand ils arrivèrent sur la brande, la ballade était dans tout son éclat ; les buveurs, pressés autour des tables, chantaient à tue-tête ; les danseurs, sous les châtaigniers, sautaient de toute la force de leurs jarrets. Dès que des jeunes gens avaient été gagés, ils accouraient à la danse. C’était pour tous le dernier jour de liberté, pour beaucoup c’était aussi le dernier jour passé au pays, au milieu des êtres et des objets que l’affection ou l’accoutumance leur avait rendus chers. Demain, il leur faudrait cheminer vers quelque métairie lointaine où tout pour eux serait étranger. Aussi comme ils savouraient ce dernier jour de joie ! Ils trépignaient avec amour sur la lande natale, ils se grisaient de bruit, d’air et de soleil.

Vers quatre heures, quand la chaleur du jour commença à s’apaiser, les bourgeois de Saint-Clémentin arrivèrent à leur tour. Chaque société ou plutôt chaque coterie faisait bande à part, se tenant mutuellement à distance et formant de petits groupes autour de la verte salle de bal. Mme Césarine de Labrousse était le point de mire et de ralliement de la fine fleur de l’aristocratie saint-clémentinoise. Mme Désenclos était venue au Puits-Carré avec son mari et sa fille. M. Désenclos tenait l’enfant par la main, et de temps en temps la portait dans ses bras, lorsqu’on passait devant les curiosités. La dame des Palatries les suivait, tournant souvent la tête comme pour chercher quelqu’un dans la foule, et faisant parfois sa jolie moue en signe de désappointement. La course avait coloré ses joues et mis une étincelle dans chacun de ses yeux. Elle était charmante. Son chapeau de paille, d’où s’échappaient d’abondantes boucles, ombrageait doucement sa figure enfantine ; le vent jouait avec ses cheveux et avec les rubans bleus qui flottaient sur sa simple robe de nankin. — Caché derrière un châtaignier, Maurice Jousserant la contemplait et l’admirait, car il était venu, lui aussi. De sa fenêtre, il avait vu Lucile traversant la prairie des Ages, et tout en se faisant de beaux sermons il avait pris son chapeau et s’était dirigé du côté de la brande. Ne fallait-il pas qu’il tînt la promesse faite à Sylvain ? Il était là, invisible et rassasiant ses regards. Pour la première fois, il pouvait regarder Lucile à son aise. Elle n’était presque pas changée. C’était toujours la même démarche légère, le même délicieux sourire. Elle s’était peu à peu rapprochée de la danse, et, apercevant Simonne qu’elle cherchait,