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les amorces et plongèrent les balances dans l’eau. Mme  de Labrousse accapara Maurice et le promena des bouquets d’aunes aux massifs de saules, sous prétexte de visiter les balances. Elle s’appuyait sur son bras, et comme le sol était fort inégal, au moindre faux pas, elle se cramponnait à son cavalier en jetant de stridens éclats de rire qui agaçaient les nerfs de Maurice. La nuit était tombée tout à fait, une soudaine lueur glissa le long des châtaigniers et parut se diriger vers le bord de l’eau. On entendit des pas et des voix se rapprochant de plus en plus. — Je parie que c’est Mme  Désenclos ! s’écria la pétulante veuve, et, quittant le bras de Maurice, elle courut au-devant des nouveau-venus. Resté seul, le jeune homme s’appuya contre un saule, et son cœur se mit à battre. Il distingua bientôt une robe claire se détachant du fond noir des aunes, et il entendit ces paroles prononcées par une fraîche voix d’argent :

— C’est moi ! Je suis en retard parce que M. Désenclos est rentré fort las d’une de ses courses ; il s’est couché et m’a chargée de l’excuser. Le président est venu me prendre, mais il ne connaît pas le chemin des prés, et nous avons failli deux fois tomber à l’eau. Maurice vit Lucile au bras du vieux président se diriger de son côté accompagnée par Mme  de Labrousse.

— Il faut que j’aille retrouver mon cavalier, disait la veuve.

— Qui donc ? reprenait la voix argentine.

— M. Maurice Jousserant.

— Ah !

Maurice se sentait pâlir.

— Cette fois, pensait-il, il faut réparer ma sottise.

Elle n’était plus qu’à deux pas de lui ; il s’approcha et lui dit bonsoir d’une voix joyeuse, mais tremblante ; en même temps sa main s’avança pour toucher la sienne.

— Bonsoir, monsieur, répondit-elle d’un petit ton sec, et, lui tournant le dos, elle courut vers les jeunes filles, qui levaient les balances.

Maurice resta un moment stupide, puis, réfléchissant au ridicule de sa position, il reprit son sang-froid et adressa de nouveau la parole à Mme  de Labrousse.

La pêche fut abondante, et quand vers neuf heures on se retira, les filets étaient pleins d’écrevisses. On rentra à la Commanderie, où les grands parens, que la promenade n’avait pas tentés, attendaient les pêcheurs en se livrant à une interminable partie de boston. Le souper fut très gai. Maurice, que la veuve avait placé à sa droite, avait avec elle une conversation animée, et montrait une gaîté nerveuse qui émerveillait les convives. Une seule fois il jeta un regard furtif sur Mme  Désenclos : elle était assise près d’une