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refermés à l’ombre, avait ouvert une nouvelle voie à ses explorations, et il s’y enfonçait avec l’ardeur d’un chercheur convaincu. — Après une longue analyse qui dura presque une heure, il se releva tout joyeux, et il secoua victorieusement la petite pâquerette au-dessus de sa tête : il avait constaté un nouveau fait à l’appui de son hypothèse ; il foulait d’un air fier et glorieux le gazon de ses pelouses ; il était heureux, et, comme sa femme, il trouvait le bleu du ciel splendide, les pommiers admirables et la matinée délicieuse.

Lucile, elle, était restée sous les platanes de la terrasse, et, toujours les yeux tournés vers les Ages, elle pensait au retour de Maurice. Une femme plus expérimentée et plus savante se serait effrayée de cette soudaine explosion et se serait demandé si l’ancien amour était bien éteint, si la présence de Maurice aux Ages n’avait pas ses embarras et ses dangers. Lucile n’y songeait pas. Elle se réjouissait de ce que son amitié pour Maurice n’avait pas diminué, sans chercher à démêler s’il n’y entrait pas un peu d’alliage. Elle n’avait ni habileté ni expérience. Elle avait conservé à vingt-quatre ans les illusions, les naïvetés, l’humeur capricieuse, indépendante et presque sauvage qu’elle devait à son éducation exceptionnelle. — Sa mère était morte en la mettant au monde. Son père, vieux magistrat très docte et très affairé, partageait ses journées entre le tribunal et son cabinet de travail, et ne s’occupait d’elle que pour la gâter. Elle avait été élevée au fond d’une des maisons les plus solitaires de Saint-Clémentin, entre une vieille bonne et une chèvre aussi fantasque et aussi sauvage qu’elle. On ne l’avait jamais envoyée au couvent ; une maîtresse de piano et un professeur du collège avaient été chargés de son instruction ; quelques livres pris un peu au hasard dans la bibliothèque de son père l’avaient complétée. Il y avait dans cette éducation une lacune énorme que les conseils et le dévouement d’une mère eussent seuls pu combler. Lucile ne savait rien de la vie. Elle n’avait entrevu le monde que deux ou trois fois dans de petits bals donnés par la bourgeoisie de Saint-Clémentin. Le seul événement de sa jeunesse avait été sa rencontre avec Maurice et la vive amitié qui s’en était suivie. Après son mariage, M. Désenclos, sans cesse absorbé par l’étude des insectes et des plantes, l’avait emmenée dans une nouvelle solitude où il la traitait en enfant et continuait les gâteries de son père. Depuis qu’elle habitait les Palatries, elle n’avait connu intimement qu’une voisine de campagne, nommée Mme de Labrousse, légère et frivole personne qui ne pouvait guère lui apprendre le sérieux de la vie. — Ayant vécu loin de la société des femmes, Lucile ne savait rien des petites finesses féminines. Elle ignorait l’art de calculer avant d’agir et de se conduire suivant les règles de l’étiquette mondaine.