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marié et qu’on professât pour ta femme une amitié semblable, dormirais-tu sur les deux oreilles ? Point amoureux ! Mais quand tu parles d’elle, chacune de tes paroles embaume l’amour. Il y a des airs qu’on avait oubliés et qui vous reviennent tout à coup, si on repasse dans le sentier où on les a entendu chanter pour la première fois. Même chose t’arrive… » Puis il continuait en exhortant Maurice à se défier de lui-même et à résister à la tentation de revoir Mme Désenclos. « Sache une bonne fois vouloir, poursuivait-il, et si tu as réellement de l’affection pour Lucile, ne l’expose pas aux médisances de Saint-Clémentin. Surtout pas de visite aux Palatries !… Quand ton courage te pèsera trop, viens me voir, je me charge de te maintenir dans de fermes résolutions. »

L’épître était longue. — Il est fou ! murmura Maurice en la froissant avec impatience. — Il fit deux ou trois tours, puis reprit la lettre et la relut lentement. À mesure qu’il lisait, il croyait voir entre chaque ligne la mâle et loyale figure d’Hubert Grandfief. — Eh bien ! non ! s’écria-t-il à la fin, il a raison… Je n’irai pas aux Palatries.


II.

Ainsi que le proclamait la mère Jacquet, il n’y a pas aux environs de domaine plus heureusement situé que celui des Palatries. La maison, bâtie en pierre et en brique dans le style Louis XIII, se dresse à la naissance d’une coulée qui débouche en s’évasant peu à peu dans la vallée de la Charente. La façade principale, précédée d’une terrasse, est tournée vers le levant ; on peut, du haut des fenêtres encadrées de jasmins, embrasser d’un coup d’œil tout l’espace compris entre les Ages et Saint-Clémentin, et s’imaginer que l’étroite coulée et la vallée avec ses prés, sa rivière et ses bois ne forment qu’un vaste parc aux longues perspectives. Dans ce fertile pli de terrain, abondamment arrosé par l’eau des sources et constamment chauffé par le soleil, la végétation est admirable, et toutes les plantes des contrées méridionales poussent vigoureusement. Les citronniers et les grenadiers y croissent en pleine terre, les magnolias y épanouissent en juin par milliers leurs opulentes fleurs blanches ; dès le mois d’avril, de larges buissons d’héliotropes exhalent au loin leur exquise odeur. — Tous les matins, Mme Désenclos venait avec sa petite fille s’asseoir sur la terrasse ombragée de platanes. Mlle Lucile était bien la reine qu’il fallait à ce délicieux royaume. Petite, mignonne et blanche, elle avait à vingt-quatre ans la grâce ingénue, la mutinerie, l’impétuosité étourdie d’une toute jeune fille. Ses yeux bruns étaient à la fois limpides comme