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aussi jeune qu’au temps où elle venait aux Ages avec son père. Vous vous en souvenez, monsieur Maurice ?.. N’était sa petite fille qui court sur ses cinq ans, on la prendrait encore pour une demoiselle.

— Elle a des enfans ? demanda le jeune homme sans quitter du regard les toitures des Palatries.

— Une fille seulement, mais mignonne ! ah ! mignonne comme sa mère. Elle n’a rien de son père, Dieu merci ! Ce n’est point que je veuille dire du mal de M. Désenclos, il est bon comme le pain ; mais, vous savez, monsieur Maurice, — et elle se frappa le front, — il est un peu hurluberlu, toujours par voies et par chemins à casser des pierres et à ramasser toute sorte d’herbailles… Et puis il s’est laissé enjôler par ce chétit gars de Chantepie, et il veut le marier à Simonne, la femme de chambre de Mme  Désenclos, l’amoureuse de notre Sylvain. C’est une jolie fille, Simonne, et elle a du bien, sans compter que la jeune dame est sa marraine… Notre Sylvain en est affolé !…

Maurice n’écoutait plus la meunière ; il prit la lampe et souhaita le bonsoir à la bonne femme. Arrivé dans sa chambre, il alluma un cigare et alla s’accouder à la fenêtre ouverte. La rivière bruissait mélancoliquement, et un rossignol chantait au loin, du côté des Palatries, dont la lune illuminait toujours les hautes toitures. En face de ce paysage, dont la physionomie familière n’avait presque pas changé, Maurice crut assister à une sorte de résurrection des émotions de son enfance et de sa première jeunesse. Du groupe de ces fantômes d’autrefois, deux figures surtout se détachaient et passaient devant ses yeux, deux personnalités bien différentes : Jacques Chantepie et Lucile. Par quel singulier hasard Jacques s’était-il trouvé le premier sur son passage, au seuil de son domaine, Jacques, un ennemi dont la sourde haine datait du temps de leur enfance ? Maurice se rappela une soirée dans la brande où, au retour de l’école, Jacques et lui s’étaient pris de querelle. Le fils du meunier avait eu le dessus et avait renversé le petit monsieur dans une ornière boueuse. Maurice était rentré aux Ages dans un piteux état, et un métayer, témoin de la scène, avait tout conté à son père. Celui-ci avait pris silencieusement son fils par la main et s’était rendu au logis du meunier. Tout ce qui s’était passé alors lui revint vivement à la mémoire. Il revit la pièce sombre, à peine éclairée par une mauvaise chandelle de résine, et le meunier avec son droguet poudré à blanc, sa figure enluminée et ses petits yeux noirs et durs. Chantepie était en train de souper ; Jacques, au coin de l’âtre, grignotait un morceau de pain et jetait çà et là des regards sauvages. M. Jousserant formula sa plainte d’une voix brève. Le meunier se