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aérienne est-il indépendant de l’idée plus ou moins confuse qu’il s’est formée du but de son art et de l’essence de la beauté ? Dira-t-on qu’il faut mettre un tableau en perspective parce que c’est la règle ? Soit ; mais pourquoi est-ce la règle ? Si le peintre ignore ce pourquoi, ce n’est pas un artiste, ce n’est qu’un manœuvre. Or, comme il a la juste ambition d’être un artiste, il doit le savoir. Il le saura dès qu’il sera en état de prouver qu’avec l’usage de la perspective on obtient un tableau ou plus vrai ou plus beau. Et prouver cela, c’est raisonner sur le vrai et sur le beau, c’est penser, c’est philosopher ; tranchons le mot, c’est recourir à l’esthétique. Nous accordons que les maîtres découvrent eux-mêmes leur esthétique ; mais quand on n’est pas de cette force, il n’y a aucune honte à s’instruire auprès de ceux qui savent, et il y aurait imprudence à ne pas y consentir.

Aussi la plupart des peintres ont-ils une théorie esthétique, où qu’ils la prennent ; mais il ne suffit pas d’en adopter une, il importe encore de la bien choisir. Il y a telle définition de l’art qui, prise à la lettre, entraînerait et a quelquefois entraîné la plus étrange comme la plus fâcheuse violation des lois élémentaires de la perspective. Qu’un peintre se dise de bonne foi que le but de son art est de copier littéralement la nature, — en d’autres termes, qu’il soit réaliste et en même temps capable de suivre jusqu’au bout la logique de son système, qu’arrivera-t-il ? Dans son ardeur consciencieuse à copier les objets tels qu’ils sont, il dédaignera infailliblement la perspective qui les donne non pas tels qu’ils sont, mais tels seulement qu’ils apparaissent selon la distance à laquelle ils sont placés par rapport au spectateur. Qu’on me comprenne bien. De la fenêtre près de laquelle j’écris, j’aperçois le dôme des Invalides, qui est à deux kilomètres de ma maison, et à cette distance il paraît n’avoir que vingt-cinq centimètres de hauteur. Si je veux le peindre du lieu où je suis et que j’aie le fanatisme et la logique du réalisme, je représenterai non cette petite apparence que voilà, mais le dôme, le vrai dôme tel qu’il est, avec sa grandeur réelle. Les réalistes n’ont pas cette audace, je le sais, parce que leur bon sens résiste à leur principe. Cependant il s’est trouvé en France un peintre de talent, doué d’une rare intelligence, qui, sans s’égarer jusque-là, est tombé dans un excès dont les critiques sérieux ont su garder mémoire. Charles de la Berge, dont il existe au Louvre un tableau, et dont je connais trois autres ouvrages très remarquables, s’était imaginé que le comble de l’art du peintre consiste à transporter sur la toile les détails les plus minutieux de chaque objet, tels que la vue les constate et les compte quand on les regarde de près. Un seul trait caractérisera suffisamment son procédé :