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pratique de son art, qui tantôt apprend cette science et tantôt la découvre, et qui enfin y subordonne son génie.

Qu’au lieu d’envisager la biographie d’un artiste pris isolément, On considère l’ensemble des artistes d’une nation : la même marche se dessinera dans une plus longue durée, le même résultat se produira dans de plus vastes proportions. C’est un fait remarquable que moins les peuples sont civilisés, que plus ils sont voisins encore de l’époque de leur vie où l’instinct est prédominant, où le climat les subjugue et le tempérament les emporte, plus aussi leurs penchans en fait d’art sont grossiers et faciles à satisfaire. Ce qui leur manque alors, ce n’est pourtant ni la sève bouillante, ni la chaleur du sang, ni la vigueur musculaire, ni la fougue sauvage des passions aveugles. D’autre part, aucun fâcheux manuel d’esthétique, aucune malencontreuse théorie de l’idéal n’est encore venue les fasciner, fausser la spontanéité de leurs élans et égarer leur muse dans des sentiers systématiques ou convenus. Or on sait quels chefs-d’œuvre enfante presque invariablement cette muse aux instincts puissans : en peinture, ce sont des ébauches informes, dignes de rivaliser avec les croquis que nos écoliers hasardent sur les murs ; en sculpture, des magots très inférieurs aux plus modestes jouets de la foire ; en musique, des cris discordans ou des bruits abominables. Quant à la beauté humaine, les peuplades où elle existe à quelque degré prennent soin de la corriger en perçant les narines, en déchirant les lèvres et en effaçant les traits du visage sous les enluminures insensées du tatouage.

Les nations les mieux douées, celles qui plus tard excellent à revêtir la pensée de formes admirables, ont, il est vrai, de ces rudes commencemens. Toutefois, à mesure que, s’élevant au-dessus de la nature animale, elles s’éloignent de l’existence sauvage ou barbare, à mesure que leurs aptitudes esthétiques croissent et se déploient, leurs artistes, sollicités par d’intimes affinités, se rapprochent graduellement de la science, et le jour vient où ils s’unissent définitivement avec elle. Cette union, aux époques florissantes, n’est pour l’art ni une défaite ni une absorption ; c’est plutôt un heureux mariage où chacun apporte ses richesses et ses forces : l’amour, l’inspiration, l’enthousiasme, le don de découvrir et de réaliser la forme composant la dot de l’art, — la lumière, l’idée, la règle, la discipline, représentent celle de la science, et l’art, du droit de sa puissance créatrice, prend et garde la prééminence, l’autorité, en un mot le rôle de chef de la communauté. La netteté de la pensée, les conceptions rationnelles, l’ordre, la mesure, les secrets et les utiles inventions d’une technique ingénieuse, voilà ce que l’art demande à la compagne qu’il a librement choisie.