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du beau et de l’art, qui est l’une des plus jeunes, n’a point échappé à la loi commune ; elle a eu, elle aussi, sa période de luttes et d’efforts. Grâce au talent et à l’influence des maîtres qui, il y a un demi-siècle, en furent dans notre pays, les promoteurs, et à cause de l’attrait particulier des problèmes qu’elle agite, l’esthétique a traversé d’un pas assez rapide la première époque de son développement. Elle semble à l’heure qu’il est avoir décidément conquis sa place au nombre des sciences philosophiques. La preuve en est que toutes les écoles actuelles ont ou veulent avoir, comme l’école spiritualiste, une théorie des beaux-arts : les hégéliens ont la leur, M. Taine a la sienne, qu’il enseigne dans ses leçons et qui est le fond permanent et systématique de ses nombreux écrits ; M. Littré appelle de tous ses vœux une esthétique positiviste. Mais si l’on s’accorde généralement à reconnaître qu’il y a une science du beau, sauf à différer quant au point de départ, aux principes et aux méthodes, on est très loin cependant de s’entendre sur l’efficacité des théories, c’est-à-dire sur la puissance qu’elles ont, selon quelques-uns, d’accélérer le progrès ou de ralentir la décadence des arts. On est tenté de ne voir dans ces sortes de spéculations que l’exercice d’une curiosité raffinée, qu’un luxe brillant, mais superflu, qu’une plante qui orne agréablement de ses fleurs le jardin de la science, et qui ne porte pas de fruits. Ceux-là mêmes qui ont fini par admettre les principes de l’esthétique spiritualiste n’accordent pas tous que ces principes aient plus ou moins secrètement gouverné le génie des grands artistes, et il en est qui nient qu’il existe aucune relation entre la métaphysique du beau et la pratique des arts. A les entendre, les esthéticiens ont raison d’entreprendre leurs recherches et de les poursuivre ; mais les métaphysiciens qui étudient l’essence du beau doivent se persuader que, tandis qu’ils marchent de leur côté, les artistes marchent aussi du leur, qui n’est pas le même, et qu’il n’y a entre eux ni rencontre nécessaire, ni influence réciproque. Bref, d’après ces écrivains, il y a bien une science de l’art ; mais l’art n’a que faire de cette science, et il n’en fait rien, parce que l’instinct la remplace et que le génie se suffit à lui-même.

Fière d’être rangée parmi les sciences, la philosophie du beau serait moins flattée d’être poliment exilée dans la noble sphère des hautes inutilités de l’intelligence. Elle ne pense pas avoir mérité un tel excès d’honneur, et il sera toujours temps pour elle de s’y résigner quand on lui aura démontré que ses pieds, trop éloignés de la terre, ne sauraient effleurer seulement le sol où les artistes élaborent leurs œuvres. Jusque-là, ceux qui sont convaincus qu’elle est appelée à jouer dans de certaines limites un rôle actif et bienfaisant doivent le dire et le prouver. C’est ce qu’avait essayé