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trois cents dépêches par jour. Avec deux câbles, on transmettra six cents dépêches. Il y a encore loin de là aux besoins réels du commerce intercontinental, qui en fournirait volontiers des milliers par jour. D’un autre côté, il est convenu que le télégraphe n’est utile qu’à la condition d’être expéditif. Il a donc fallu restreindre le nombre des dépêches à la capacité probable du câble. Le seul moyen d’y arriver était d’élever le tarif à un taux exorbitant. En conséquence, le prix d’une dépêche simple de vingt mots, n’excédant pas cent lettres, a été fixé à 500 francs. C’est ce tarif qui est actuellement en vigueur. On se rendra compte aisément que les recettes produites par un seul câble suffiraient presque à payer en une seule année l’énorme capital de 40 à 50 millions qui a été enfoui dans l’Atlantique, à diverses reprises, avant que l’on ne fût parvenu à poser avec succès les fils conducteurs actuels.

On se demande déjà si ces précieux fils auront bien une année de durée. Sans trop connaître les causes qui influent sur la conservation des câbles sous-marins, on se rappelle que tous les câbles immergés jusqu’à ce jour dans des eaux très profondes n’ont eu qu’une existence précaire, et ont succombé au moment où l’on s’y attendait le moins. Ces préjugés ne se sont-ils pas manifestés au sein même des sociétés savantes, à tel point qu’un membre de l’Académie des Sciences à engagé les astronomes à se hâter d’en faire usage pour déterminer avec exactitude la différence de longitude entre l’Irlande et Terre-Neuve. Il lui a été répondu, dit-on, et la réponse ne manquait pas de justesse, qu’il serait assez singulier d’offrir aux actionnaires une longitude en guise de dividende. Les câbles sous-marins sont des outils au service du public. Il serait assez naturel que les savans, de même que les autres cliens, payassent l’usage qu’ils en feront. D’ailleurs il est permis d’espérer que la communication intercontinentale ne sera plus interrompue qu’à de courts intervalles. Certes bien des causes concourent à la destruction des câbles. Tantôt ils périssent parce qu’ils sont restés en suspens d’un rocher à l’autre au fond de la mer, et que l’enveloppe protectrice de la portion ainsi suspendue se corrode peu à peu, devient trop faible, puis se brise. Quelquefois l’électricité atmosphérique, ayant pénétré dans le fil intérieur, l’a consumé ou mis à nu, ce qui n’arrive du reste que par la négligence de ceux à qui l’entretien en est confié. Des tremblemens de terre peuvent disloquer la surface terrestre sur laquelle repose cet immense cordage. Le danger le plus grave toutefois provient de l’électricité même employée à produire les signaux[1]. Le câble s’use, comme toute chose, par

  1. On ne saurait trop être en garde contre ce qui se raconte à propos des travaux de télégraphie sous-marine. N’a-t-on pas été rechercher dans les vieilles chroniques du câble de 1858 l’histoire d’un lord qui se serait fait envoyer de Terre-Neuve à Londres une étincelle électrique afin d’en allumer son cigare ? L’anecdote n’est pas plus véridique cette année qu’elle ne le fut il y a huit ans. Ceux qui la répètent ne se doutent probablement pas que l’ingénieur assez imprudent pour lancer dans un conducteur sous-marin un courant d’intensité suffisante pour produire cet effet pourrait être qualifié « d’assassin de câble, » suivant la pittoresque expression d’un des passagers du Great-Eastern. La vérité est que la quantité d’électricité qui circule dans le fil transatlantique est si faible, qu’il a fallu inventer des appareils spéciaux afin d’en manifester la présence. Ce n’est pas une preuve d’incapacité de la part du câble ; c’est une mesure de prudence qui en garantit la longue durée et la parfaite conservation.