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signe on reconnaîtra ceux à qui il serait permis de penser librement. Le jour où Luther a renversé l’autorité de l’église, il a implicitement reconnu à tous les fidèles le droit de lire et d’interpréter la Bible à leurs risques et périls. Dans la pratique, il est vrai, il sera bon que l’autorité des sages guide et éclaire l’inexpérience des humbles, mais c’est encore en s’adressant à leur liberté de penser et de juger, — non pas en se réservant le privilège des lumières, et en laissant au peuple celui de la servitude et de l’ignorance.

Sans doute si l’on considère combien peu d’hommes dans une société, quelque civilisée qu’elle soit, méritent le nom d’hommes éclairés, combien peu ont les plus simples des connaissances nécessaires pour s’élever plus haut à des questions plus difficiles ; si l’on considère aussi combien les idées dans l’homme sont voisines des passions, on peut craindre que cette émancipation des esprits, cette rupture avec toute tradition, cet appel à la raison individuelle, cette liberté de penser en tous sens ne soit la source de bien des maux, et je reconnais qu’il faut avoir l’esprit ferme pour envisager sans terreur l’avenir inconnu vers lequel marche la société contemporaine. Le philosophe n’est pas plus que tout autre homme affranchi de ces émotions et de ces inquiétudes ; mais la réflexion modère, si elle ne calme pas entièrement, une anxiété si légitime. Elle nous apprend qu’à aucune époque, même quand le monde était gouverné par le principe d’autorité, la société n’a été à l’abri des grandes crises sociales. De tout temps il y a eu de grandes misères physiques et morales ; l’ignorance et la docilité ne sont nullement des garanties contre le vice, et souvent le prestige d’une autorité indiscutée a été complice de la corruption et du désordre. Si d’ailleurs il y avait lieu d’espérer que l’on pût par quelque moyen empêcher les hommes de penser de telle ou telle manière, s’il y avait quelque procédé sûr de maintenir les esprits dans cet état d’obéissance que l’on regarde comme si souhaitable, je comprendrais à la rigueur qu’on l’essayât ; mais depuis que le flot du libre examen a fait irruption dans la science, dans la société, dans la religion, il a marché sans cesse de progrès en progrès : il a pénétré de couche en couche dans toutes les classes, il a gagné les contrées les plus rebelles à sa puissance ; il n’existe aucune force capable de le contenir et de le refouler ; les pouvoirs qui commencent par marcher contre lui se voient ensuite contraints de marcher avec lui. À n’en pas douter, il y a là tous les caractères d’un fait inévitable que les impies peuvent considérer comme le résultat des lois implacables du destin, mais où l’on peut tout aussi bien voir le signe d’une volonté providentielle.

Tout porte à croire que la société, après beaucoup d’épreuves