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cette carrière, tandis que, si je ne me trompe, ce chiffre est dix fois plus fort en France.

Voilà par quelle organisation l’armée prussienne atteint ce degré de capacité intellectuelle que vous lui reconnaissez. Il est bien clair toutefois qu’une pareille institution demande aux citoyens de terribles sacrifices. Avec une telle armée, on peut, dans un moment donné, accomplir l’incroyable ; mais ce qu’on n’obtiendrait à aucun prix d’elle, ce serait l’état de guerre en permanence, tel que le créerait une passion de conquête toute dynastique. Chez nous, la mobilisation est un fléau qui frappe sur chaque ferme, sur chaque bureau, sur chaque foyer ; il n’y a pas une seule branche de l’administration publique ni de l’industrie qui ne soit atteinte par l’appel de la landwehr. Le pays, croyez le bien, ne peut s’imposer de tels sacrifices que dans les crises suprêmes ; notre constitution militaire est incomparable pour la solide défense et pour l’énergique offensive de peu de durée ; elle est complètement incapable de servir une politique de guerre et de conquête durable. Vous recommandez au gouvernement français l’adoption de notre système militaire : je puis vous certifier qu’une telle mesure serait accueillie par l’Allemagne avec la plus grande joie, comme un gage de paix et de sécurité. Rien n’est plus répandu à l’étranger que cette maxime, que la Prusse est éminemment un état militaire. La maxime est vraie, si on entend par là que la Prusse impose à ses citoyens les plus durs sacrifices en vue de la défense du pays ; mais elle serait entièrement fausse, si on voulait dire par là que ses institutions, comme par exemple les institutions suédoises du XVIIe siècle, sont calculées en vue d’un état de guerre offensif ou permanent. Bien plus, l’histoire de notre jeune patrie montre que depuis sa création, les provinces qui la composent ont traversé des périodes de paix comme aucune époque antérieure n’en avait connu. — Le vrai fondateur de la monarchie prussienne et de son organisation militaire a été le roi Frédéric-Guillaume Ier. Il a régné de 1714 à 1740, et pendant ce long règne il a été à peine trois ans en campagne. Son successeur, le grand-Frédéric, pendant un règne de quarante-six ans, agrandit l’état par l’acquisition de trois provinces, et cependant pour onze années de guerre il a compté trente-cinq années de paix. Les deux monarques suivans, contemporains de la révolution française et du premier empire, ont, pendant cette période de bouleversement, de 1792 à 1815, porté des armes sept années. Puis vient une période de paix d’un demi-siècle, interrompue quelques mois par des petites guerres contre le Danemark en 1848 et 1864, ainsi que par la répression de l’émeute de Bade en 1849. Somme toute, vingt-cinq années de guerre en cent cinquante ans ! examinez l’histoire de la France, de la Russie, de l’Autriche : à compter depuis 1714, vous avez atteint ce chiffre avant 1789. L’état qui a su agrandir son territoire plus rapidement que tous ses autres voisins s’est montré aussi le plus disposé vers la paix entre toutes les grandes