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millions. Ces derniers ne peuvent pas encore être comptés au nombre des élémens de la puissance militaire de la Prusse ; mais on voit qu’alors même que l’avenir apporterait une alliance plus intime avec eux, le chiffre total ne monterait pas au-delà de 38 millions, chiffre qui représente la population de la France, entièrement centralisée. Qu’un tel chiffre atteint par l’Allemagne ait paru aux yeux des hommes d’état français constituer un danger pour leur pays, c’est à quoi ne m’avait pas préparé tout l’orgueil national dont je suis capable. Leur sentiment national à eux-mêmes se serait-il abaissé jusqu’à leur faire voir un péril dans le voisinage d’un peuple égalant en nombre leur nation ? ou bien serait-il si maladroitement surexcité que la saine vigueur d’un peuple voisin leur parût inconciliable avec l’honneur de leur pays ?

Il est vrai qu’ils ne se placent pas à ce point de vue. Leurs motifs sont plus sérieux et plus graves. Ils invoquent avant tout les précédens historiques dont l’interprétation ne leur semble pas favorable au nouvel ordre de choses en Allemagne. Ils rappellent la politique traditionnelle par laquelle la France a depuis trois siècles édifié son indépendance et sa grandeur, et ils remarquent avec beaucoup de raison que la « pensée immuable » de cette politique a été de s’opposer à l’ambition de la maison de Habsbourg. Depuis les guerres de François Ier contre Charles-Quint, la France a tout fait, disent-ils, pour empêcher l’Autriche d’étendre sa domination sur toute l’Allemagne, et elle s’est bien trouvée pour elle-même de cette politique. Conséquemment ne serait-il pas imprudent de laisser aujourd’hui la Prusse étendre à son tour une pareille domination ?

Ce raisonnement repose, si je ne me trompe, sur une confusion de choses très diverses, confusion souvent commise, il est vrai, en Allemagne même par d’excellens patriotes. On croit, parce que Charles-Quint, entre autres dignités, possédait celle de souverain allemand, qu’on peut considérer en lui le type et le représentant de la nationalité allemande au même titre que François Ier, par exemple, l’était de la nationalité française. Rien ne répond moins à la réalité. Charles-Quint était empereur romain, roi d’Espagne, souverain de Naples, de Milan, d’Amérique. Il était, à la vérité, de famille germanique et duc de l’Autriche allemande ; mais sa langue maternelle n’était pas l’allemand : c’était le français ; ses idées n’étaient pas allemandes, mais espagnoles ; ses ministres dirigeans n’étaient pas Allemands, mais Bourguignons, Espagnols, Italiens ; puis, quand il pensa le temps venu d’être le maître, non pas seulement de nom, mais de fait, c’est avec une armée hispano-italienne qu’il soumit les pays allemands. En un mot, il fut le représentant suprême non pas certes de l’unité nationale, mais de cette domination universelle théocratique du moyen âge, de cet imperium urbis et orbis qui faisait de ceux qui en étaient revêtus les ennemis de la liberté des individus et des peuples dans toutes les parties du monde au même titre. Envers les rois de France mettant obstacle a ce système pour défendre la liberté de la patrie, les Allemands non moins que