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années seulement s’étaient écoulées depuis l’époque où il arrivait à Assise, et cet espace de temps lui avait suffi pour peupler l’Italie de ses œuvres, pour couvrir de ses fresques ou de ses tableaux plus de murailles que n’en auraient décoré dans le même intervalle vingt peintres appartenant à la génération précédente. La facilité du travail et l’abondance peuvent donc être comptées aussi parmi les innovations qu’il introduisit. Et quand on se rappelle que l’artiste qui exécuta ces innombrables peintures est aussi celui qui travailla pendant plusieurs années à l’achèvement de la cathédrale de Florence, construisit le campanile et en sculpta les bas-reliefs ; quand on songe que ce peintre, cet architecte, ce sculpteur était encore poète à ses heures[1], qu’il trouvait même le temps de préparer et de jouer de bons tours à la vanité ou à la crédulité des sots, et, comme Boccace le raconte dans le Décaméron, de s’en amuser longuement avec ses amis, — il est difficile d’imaginer un ensemble plus remarquable de tous les dons sérieux et de toutes les brillantes vivacités de l’esprit, une vie plus diversement occupée et mieux remplie. Seule peut-être, celle de Léonard de Vinci offrirait un exemple aussi extraordinaire de force et de souplesse, de grandeur morale et de bonne grâce. Malgré la merveilleuse puissance et l’excellence de ses facultés, Raphaël lui-même ne saurait déposséder Giotto de cette place à part dans l’histoire de l’art italien. Raphaël, de quelques récentes offenses qu’on ait essayé d’égratigner une aussi invulnérable gloire, Raphaël est et restera pour tout le monde le type du peintre parfait : Giotto représente l’artiste dans l’acception la plus large du mot, c’est-à-dire un homme capable, de parcourir et d’exploiter d’un bout à l’autre le champ de l’invention, de manier tous les instrumens de travail, et de donner à la curiosité de son génie tous les alimens comme à sa pensée toutes les formes.

Tandis que Giotto ouvrait ainsi pour l’art italien l’ère des progrès décisifs, que se passait-il autour de lui ou à quelque distance de ses exemples, et comment les enseignemens que prodiguait son pinceau étaient-ils mis à profit par les artistes de Florence ou des autres villes ? Nous n’avons ici ni à mesurer l’étendue, ni à calculer la durée de l’influence exercée par le maître sur ses disciples, sur les élèves de ceux-ci, et, même au-delà du XIVe siècle, sur une nouvelle génération de peintres. La riche série des talens qui se succèdent depuis Taddeo Gaddi jusqu’à Spinello Aretino appartient à une époque déjà trop éloignée de celle que nous nous sommes proposé d’examiner : il nous faut donc laisser à son dévouement et à

  1. Rumohr (Italienische Forschungen, t. II, p. 51) et après lui M. Rosini ont publié un cansone de Giotto sur la pauvreté, dont l’original est conservé à la bibliothèque Laurentienne.