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terre une véritable église, construite à l’européenne, et il espère vivre assez pour en poser la dernière pierre, comme il a posé la première. Je n’eus pas le courage de lui dire combien je regretterais l’humble chapelle où nous l’entendîmes officier, le mur de bambous qui l’enclôt, le toit de feuilles de palmier qui la couvre, l’autel en planches, les chandeliers de bois, les images de sainteté aux vives enluminures, et les splendides bouquets de fleurs tropicales implantées dans l’argile à défaut de vases ; mais il en est ainsi même à Bankok, où la mission est restée forcément étrangère aux notions les plus élémentaires du bien-être matériel. Le roi y visitait un jour le séminaire, et, voyant qu’on avait eu recours à de vieilles nattes et à des étoffes déchirées pour remplacer les cloisons les plus indispensables à l’intérieur, il s’écria, d’après ce que raconte Mgr Pallegoix : Collegio ni rung rang nak, ce collège est bien guenilleux.

Parmi les établissemens créés par le père Ranfaing, l’un des plus appréciés de nous quant aux résultats, je ne l’avoue qu’en hésitant, était un couvent de femmes annamites où revivaient, par je ne sais quel miracle de tradition, les meilleurs souvenirs gastronomiques des visitandines de Gresset. Entre les mains de ces bonnes et aimables filles, le gibier, qui abonde dans le pays, alimentait notre table sous les formes les plus variées, et souvent, grâce à ces séductions culinaires unies à l’attrait d’intarissables conversations, le repas du soir se prolongeait bien au-delà des limites canoniques. L’un de nos convives habituels était une sorte de Saint-Simon ou plutôt de Dangeau siamois, qui, après avoir vécu de longues années à la cour de Bangkok, revenu des grandeurs d’ici-bas, achevait paisiblement depuis une couple d’années son existence dans une opulente retraite à Chantabon. Les bons offices de l’interprète Niû, le même qui avait accompagné le regrettable M. Mouhot dans son dernier voyage, nous permettaient de recueillir de la bouche de ce courtisan blanchi sous le harnais bien des renseignemens qui nous avaient fait défaut jusque-là. En véritables Occidentaux friands de retrouver dans tous les harems de l’Asie la voluptueuse mise en scène des Lettres persanes, c’était de préférence sur les mystères de la vie intérieure que se portaient nos interrogations, car si nous avions entrevu les amazones du premier roi, si nous avions même aperçu de loin quelques-unes de ses femmes passant en voiture dans une rue de ; Bangkok, notre science s’arrêtait là, et nous ignorions sur quelle échelle étaient organisées ces amours multiples. Notre vieil ami nous apprit que le roi Mongkut avait pour le moment trente-quatre femmes, dont vingt-sept avaient contribué à le doter de l’interminable famille que nous avions admirée en partie. La plus féconde de ces royales épouses avait eu sept