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mutuel appui. Ce respect de l’autorité n’empêchait pas la foi nouvelle de s’offrir aux masses sous l’aspect essentiellement populaire d’une religion d’égalité, sans distinction de rangs. Avec elle, plus de ces castes héréditaires qui parquent les familles, dans d’infranchissables cercles : elle accueille légalement les petits et les grands, les pauvres et les riches ; le plus humble de ses enfans peut, comme le fils du prince, prêcher la doctrine. Il n’est pas jusqu’au dogme de la métempsycose, ou transmigration, forme bizarre et touchante du sentiment de l’immortalité de l’âme, qui ne soit aussi une invocation à l’égalité ; car le malheureux qui souffre se dit pour se consoler que le glorieux Bouddha a souffert comme lui dans ses innombrables existences successives, qu’il a été esclave, reptile même. Ce qui manque au bouddhisme, c’est l’esprit d’amour et de charité où se retrouve l’éternelle supériorité du christianisme, et dont on cherche vainement la trace dans les minutieuses et puériles directions qui règlent la conduite du bonze. Aux yeux de ce dernier, la plus haute expression de la vertu ici-bas est dans l’existence contemplative et stérile, qui doit se traduire après la mort par le suprême anéantissement du nirvanah[1]. Le repos éternel est sa plus belle récompense ; ceux qui l’entourent ne sont rien pour lui ; enfin, satisfait de sa propre sainteté, de son exaltation solitaire, il n’a nul souci de la grande personnalité humaine, non plus que de la fraternité chrétienne, principes pourtant tellement féconds qu’ils n’ont pas encore porté tous leurs fruits depuis dix-huit cents ans, et que le travail des siècles à venir sera de leur demander leurs dernières conséquences.

Le rôle des missionnaires est difficile sur cette terre classique du bouddhisme. Certes il faut rendre justice au zèle sans relâche dont ils ont fait preuve depuis plus de deux siècles, mais il faut aussi reconnaître que leurs efforts n’ont été couronnés que de peu de succès, et cela malgré la tolérance à peu près illimitée des autorités siamoises[2], car si les annales de cette mission ne sont pas

  1. Le terme nirvanah signifie non pas, comme on l’a souvent affirmé, annihilation, mais bien calme profond. Dans l’acception ordinaire, comme adjectif, il signifie éteint, comme un feu qui cesse de brûler, couché, comme un astre qui disparait sous l’horizon, etc. Étymologiquement il vient de la préposition nir, employée dans le sens négatif, et de va, « souffler comme le vent ; » il exprime l’absence de toute agitation. La notion qui se rattache le plus naturellement à ce mot est celle d’une apathie complète, d’une sorte d’extase imperturbable. C’est l’état le plus heureux auquel, selon les Indiens, l’homme puisse aspirer. On ne saurait même comparer l’état de nirvanah qu’a un profond sommeil extatiqne ou magnétique qui repose l’âme sans l’anéantir, comme le sommeil naturel repose le corps. (Dubois de Jancigny.)
  2. Nous pourrions citer de cette tolérance des preuves nombreuses et d’autant plus concluantes quelles seraient puisées dans l’ouvrage de Mgr Pallegoix lui-même ; mais un exemple suffira : c’est lui qui nous le fournît (t. II, p. 299). « En 1834, le roi assigna aux alentours d’une pagode un vaste terrain à nos Annamites. Peu à peu nos chrétiens se mirent à commettre furtivement des dégâts dans le terrain de la pagode, à se railler des talapoins et à leur jouer toute sorte de farces, au point que ces derniers ne purent y tenir : ils abandonnèrent la place les uns après les autres, et la pagode, se trouvant abandonnée, devint tout entière la proie de nos chrétiens. Chaque nuit, ils démolissaient les salles, les cellules des bonzes, le clocher, les murailles et les pyramides. Cependant quelques pieux Siamois, témoins d’une telle dévastation, allèrent porter plainte au chef suprême des talapoins ; celui-ci demanda justice au roi. Savez-vous ce que le roi répondit ? « Ah bah ! comment voulez-vous que les dieux siamois demeurent en paix, enclavés comme ils sont au milieu des farangs (chrétiens) ? Croyez-moi, il vaut mieux transporter les idoles de cette pagode et l’abandonner. » Le lendemain, comme je passais accompagné des chefs du camp annamite, je vis des talapoins, montés sur l’avant-toit de la pagode, qui faisaient descendre des idoles attachées et pendues par le cou ; d’autres, en bas, tendaient les mains pour attraper ces malheureux petits dieux ; puis ils les mettaient dans de gros paniers pour les porter ailleurs. « Que faites-vous donc, mes amis ? » leur demandai-je. L’un d’eux me répondit : « Qu’est-ce que nous faisons ? Croyez-vous que nous allons laisser nos dieux à vos chrétiens pour qu’ils les fondent et en fassent des balles de fusil ? » Il parla ainsi, faisant allusion à ce que la plupart de nos chrétiens sont chasseurs et aussi soldats. Cette affaire fit bien rire nos Annamites, et moi je bénissais le Seigneur de voir au sein d’une grande cité païenne les idoles d’une pagode royale, la corde au cou, forcées d’aller honteusement chercher refuge ailleurs. Quand le temple fut vide, on conçoit que les chrétiens ne tardèrent pas à le démolir, et aujourd’hui il ne reste pas pierre sur pierre, de tous ces beaux édifices, qui naguère resplendissaient de dorures et d’incrustations en verres colorés. »