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IX

Brixton, 1er juin.

Si on tenait compte de l’importance que le hasard peut donner à nos moindres démarches, tout au plus oserait-on se mouvoir. Avant-hier était mon jour de sortie ; je ne sais quel futile incident me retint ici. Je cédai ma permission à l’une de mes collègues qui voulut bien hier prendre mon tour de service. À ces menus arrangemens, réglés selon nos convenances mutuelles, croirait-on que le sort de Jane était attaché ? Hier donc, peu après quatre heures, je sortis de Brixton avec une autre matrone. Nous causions avec assez d’animation pour ne guère prendre garde aux rares piétons qui hantent les environs déserts du pénitencier ; mais ma compagne est assez timide, et il a couru récemment parmi nous des rumeurs passablement ambiguës sur une femme qu’on a vu errer avec des desseins ignorés, mais suspects, dans les rues adjacentes à la prison. Les alarmistes prétendent que c’était une de nos libérées qui venait mettre à exécution quelqu’un de ces plans de vengeance dont les convicts menacent chaque jour l’une ou l’autre de leurs surveillantes. Miss T*** donc me poussa du coude et me prévint que nous étions suivies. Je tournai la tête du côté qu’elle indiquait et n’aperçus âme qui vive ; aussi la plaisantai-je sur ses terreurs chimériques, dont je riais encore à part moi quand nous nous séparâmes, elle pour continuer sa route, moi pour entrer dans une pharmacie où j’avais une commission à remplir de la part de la surintendante. En sortant, je vis sur le trottoir en face, debout et adossée à la muraille, une femme voilée. Peut-être ne l’aurais-je pas reconnue, mais elle fit brusquement un pas vers moi et s’arrêta aussitôt après… C’était Cameron.

Dirai-je que mon premier mouvement fut de m’éloigner sans avoir l’air de la savoir là ? Il faut bien l’avouer, puisque cela est. Ma rancune subsistait encore, et avec elle une espèce de répugnance à risquer de nouvelles déceptions. Jane me suivait tristement du regard. A un moment donné, mes pieds s’arrêtèrent d’eux-mêmes, et deux secondes après la pauvre fille m’avait rejointe. — Miss Weston, me disait-elle simplement, je les ai quittées. — Je voulus savoir comment elle avait été amenée à ce parti décisif. — Hélas ! me répondit-elle en baissant les yeux, je crains bien de n’avoir aucun mérite dans tout ceci. Vous en jugerez quand je vous aurai dit ce qui s’est passé depuis le moment où je vous écrivis… Vous avez reçu ma lettre, n’est-il pas vrai ? ,.. Quand j’eus mis l’adresse, je descendis pour la jeter à la poste. C’était la première fois que je mettais le pied dans la rue depuis mon installation chez Susan. J’eus