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me sentis bientôt très heureuse. Susan me vanta son existence indépendante, et, comme je me plaignais de ma santé, en attribua le dérangement à un travail qui excédait mes forces. Que ne me dit-elle pas sur le climat d’Amérique, et la folie de quitter l’Angleterre, où maintenant, avec les garanties que j’offrais, je ne pouvais manquer de trouver les meilleures places ! Cependant rien chez elle ne m’avait contrariée, jusqu’au moment où je la vis, à bord du bateau qui nous ramenait, lier conversation avec quelques jeunes passagers qui, nous voyant seules, s’étaient permis de nous adresser une ou deux plaisanteries. Ce premier mécontentement ne dura guère. On me fit honte de mes airs boudeurs. Je n’osai refuser une ou deux santés qui furent portées à la ronde. Il suffit de quelques doigts de whiskey, — de cette boisson familière à laquelle je me croyais faite, — pour jeter le trouble dans mes idées, et dès que je m’en aperçus, une véritable, une sincère frayeur s’empara de moi. A partir de ce moment, je refusai tout, je ne répondis plus à aucune avance, et dès que le bateau eut touché terre, je m’éloignai en courant, sans rien dire à Susan, que je laissai folâtrant avec ses nouveaux amis. Mistress Evans a dû vous dire à quel point j’étais décontenancée, humiliée quand je me retrouvai devant elle, et quand je pus craindre qu’elle ne devinât, au moins en partie, ce qui venait de se passer. Un moment je fus sur le point de lui tout dire. La moindre parole indulgente m’aurait rendu la dissimulation impossible. Elle me renvoya sèchement, dès que mes réponses lui parurent manquer de franchise, et je me considérai comme perdue.

« D’autres se fussent peut-être relevées. Pour moi, le fardeau alla s’aggravant toujours. Je n’avais plus confiance en moi. Il me semblait impossible de trouver un peu de bonheur dans la vie régulière et paisible où, après tant d’efforts, la fatigue, le découragement, m’étaient venus chercher. — Je ne suis pas de celles qui se réforment et s’améliorent, me répétais-je sans cesse. Tout est contre moi, je lutterais vainement. Ma maîtresse est lasse de moi. Je suis lasse du travail qu’elle m’impose. On n’attend probablement qu’une occasion pour me renvoyer ; on se méfie de moi. Je n’ai plus de bonheur à espérer ici-bas… Ces idées me harassaient tellement que je tombai malade. On fit venir le médecin, on me soigna ;… mais pendant ces deux jours passés au lit l’horrible perspective de l’hôpital et de la work-house n’avait pas cessé de se dresser devant moi. Une fois relevée, je me remis à l’ouvrage, machinalement, sans y prendre le moindre intérêt. Les rues, au contraire, me tentaient comme autrefois. Je m’ingéniais à trouver chaque jour quelque prétexte pour y descendre. Au fond, je désirais revoir Susan Marsh. Comme les choses sont, je vous les dis, vous le voyez, miss Weston. Nous nous rencontrâmes encore. Nous