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Ce matin, sans qu’aucun nouvel incident soit survenu depuis lors, Cameron, levée avant tout le monde, s’est mystérieusement évadée. Son lit n’avait pas été défait, sa bougie était consumée aux trois quarts. Sa malle fermée, mais que son poids indique comme étant à peu près pleine, occupait la place ordinaire. Le plus étrange, c’est que Jane, fidèle à sa routine quotidienne, n’a pas négligé, avant son départ, d’allumer le feu de la cuisine et de mettre l’eau chauffer. C’était un service qu’elle rendait chaque jour à la cuisinière, personne peu matinale. On s’est aperçu qu’elle a revêtu, l’un par-dessus l’autre, son costume de tous les jours et celui qu’elle met pour sortir. Le premier émoi, fut grand lorsque cette disparition devint chose avérée. Les maîtres de la maison crurent d’abord à quelque vol, et ce soupçon leur était certainement permis ; mais une exacte perquisition n’a rien fait découvrir de semblable. Dans le salon, dont elle avait réparé en toute hâte le désordre matinal, Jane a laissé une lettre pour sa maîtresse. Ce sont quelques lignes incohérentes, évidemment tracées sous l’empire d’une obsession morale bien caractérisée. Jane tantôt fait appel à des griefs imaginaires, tantôt s’humilie et s’excuse sur quelque invincible fatalité. Elle parle d’une carrière nouvelle qui lui est ouverte, et de l’insupportable ennui que lui inspirait le service, ennui qu’elle n’a jamais osé manifester. Elle espère qu’on lui pardonnera ce coup de tête insensé, et appelle la bénédiction de Dieu sur ses maîtres et leurs enfans, évitant du reste avec un soin très marqué de donner la moindre indication qui puisse servir à faire retrouver ses traces.

Précaution à coup sûr bien inutile. Qui songe à courir après cette ingrate et folle créature ?… Folle, ingrate, est-ce bien cela ? Je crois connaître Cameron mieux que personne, et je retrouve dans sa fuite inopinée ces impérieux instincts qui tant de fois, en prison, déconcertaient mes espérances et mes calculs. Après une longue suite d’efforts méritoires et de sacrifices à la règle, un indicible ennui, une révolte soudaine, le réveil subit d’une nature indomptable. Ici je soupçonne quelque chose de plus. — N’a-t-on pas vu récemment, demandai-je à mistress Evans, quelqu’un rôder aux abords de votre maison ? La personne dont je m’enquiers ne serait-elle pas une jeune femme de petite taille, blonde, blanche et rose, simplement mise peut-être, mais avec une habile coquetterie, reconnaissable à ses lèvres minces et à son regard volontiers oblique ?… — Mistress Evans a paru surprise de ma question, mais, comme je le pensais bien, n’a pu y répondre. Elle suppose seulement que Cameron doit avoir rencontré quelque ancienne compagne de captivité. C’est ainsi qu’elle s’explique maintenant et la journée de liberté que Jane a tout à coup sollicitée, et les fréquentes