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Mistress Evans en effet n’y vit qu’un mensonge maladroit, et, sans dissimuler à Jane qu’il ébranlait sa confiance en elle, la laissa partir avec un avis formel de ne pas retomber dans la même faute. Le lendemain, les autres serviteurs de la maison s’étant permis quelques conjectures et quelques questions sur l’emploi que leur compagne avait dû faire de cette sortie si exceptionnelle et si prolongée, celle-ci, pour la première fois, se départit de ses allures graves et paisibles. Il y eut entre elle et ses camarades une espèce d’altercation ; mais aussitôt après Cameron redevint plus sérieuse, plus renfermée que jamais en elle-même. Son service était tout aussi exact que par le passé, son zèle ne se ressentait en rien des préoccupations auxquelles on pouvait la supposer en proie. Cependant elle se trouva indisposée et dut garder le lit pendant deux jours. Quand elle se remit, on s’aperçut qu’elle était hantée par la peur de l’hôpital et des work-houses. Elle ne s’en expliquait pas formellement, mais certains mots de temps à autre décelaient cette préoccupation. Elle laissait de même entrevoir quelque dégoût du travail servile, auquel elle opposait les agrémens d’un métier libre, laissant à celui qui l’exerce une certaine indépendance personnelle dont elle semblait avide. Les rues aussi lui déplaisaient moins qu’autrefois, et sans une affectation trop marquée elle trouvait assez fréquemment un prétexte qui l’appelât au dehors, — une petite emplette, un message dont elle se chargeait spontanément. — Je vins avant-hier la voir et la trouvai sortie, sans m’en étonner autrement. Au retour, elle parut désolée de ce contre-temps, plus désolée que ne le méritait un incident d’aussi petite importance. — C’est un sort, un véritable sort, répéta-t-elle à plusieurs reprises. — Mistress Evans, ménagère très scrupuleuse, la manda peu après, et lui demanda compte un peu sévèrement du temps qu’elle avait passé dehors. Jane ne put fournir aucune explication plausible sur l’emploi de deux grandes heures consacrées à une commission qui devait prendre tout au plus vingt minutes. — Peut-être avez-vous rencontré miss Weston ? lui demanda sa maîtresse.

— Non, répondit Jane, je n’ai rencontré personne.

— Où êtes-vous donc allée ?

— Nulle part.

— Auriez-vous par hasard trouvé sur votre chemin quelque ancien ami, quelque connaissance d’autrefois ? — Jane ne répondit pas immédiatement, et s’y reprit à deux fois pour articuler avec l’accent d’une sorte de défi : — Non, madame,… et si madame n’a plus confiance… — Ici mistress Evans lui coupa la parole. — Avant d’aller plus loin, lui dit-elle, prenez le temps d’y songer… Vous n’êtes pas à vous-même dans ce moment-ci… Vous pouvez vous retirer. Nous nous expliquerons une autre fois…