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À ce qu’elle dit encore… tandis qu’autrement je serai seule dans le monde, et vraiment la perspective n’est pas gaie.

On devine mes objections à ce beau plan de campagne. Je les développai avec une certaine éloquence, et je finis par convaincre Jane du danger que lui feraient courir ses rapports avec une amie indigne d’elle. A aucun prix, ajoutai-je, il ne fallait lui donner prétexte et moyens de la revoir. — Peut-être avez-vous raison, disait Jane ; elle me persuade par momens de ses bonnes intentions, mais parfois aussi je ne trouve en elle que mauvais cœur et pensées méchantes…

Je crois bien qu’à partir de cet entretien ma protégée, comme elle me l’avait promis et comme elle l’affirme, a soigneusement éludé tout engagement formel envers sa dangereuse amie ; mais je ne serai complètement rassurée que quand elles seront définitivement étrangères l’une à l’autre, car Susan est par l’intelligence bien supérieure à sa compagne. Je la sais insinuante, habile, éloquente même dans son genre, et elle a un beau texte à ses pernicieux commentaires : cet isolement qui, plus que toute autre chose au monde, effraie ma pauvre dépaysée. L’espèce d’horreur qu’il inspire à celle-ci se retrouve chez presque toutes nos prisonnières, lorsque pendant plusieurs années de suite, dépouillées de toute initiative, elles ont perdu l’habitude de se régir elles-mêmes, de vouloir, de prévoir, de contrôler, d’organiser. Parties intégrantes et dépendantes d’une énorme machine où elles accomplissent mécaniquement leur évolution quotidienne, elles se trouvent fort empêchées quand toute propulsion extérieure vient à leur faire défaut.

Brixton, août, même année.

Une complication inattendue dans mes affaires de famille m’a forcée de prendre plus tôt que je ne pensais ma quinzaine de congé annuel. J’ignorais d’ailleurs le jour précis où le warrant de mise en liberté serait expédié par les bureaux ministériels. Avant de partir cependant je m’étais assurée, d’accord avec la surintendante, que l’une des female lodging-houses, fondées par la Société de secours aux prisonniers libérés, serait ouverte à Jane moyennant qu’elle remplît les conditions réglementaires, savoir, d’y arriver en droite ligne au sortir de la prison et de déposer aux mains des directeurs la totalité du petit pécule produit par l’accumulation de ses profits hebdomadaires. Jane, informée de tout, y avait souscrit de grand cœur. Depuis qu’elle se savait admise parmi les patronées de cette admirable institution, passant des plus vives inquiétudes à la sécurité la plus absolue, elle se croyait complètement régénérée, complètement à l’abri de toute rechute. Sans partager à cet égard sa