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l’atteindre. Elle perdait terre et commençait à effrayer Black-Barney lui-même, qui, malgré son ascendant sur elle, ne pouvait pas toujours refréner cette nature fougueuse. Voici à peu près dans quels termes elle m’a raconté la catastrophe qui devait la perdre définitivement, et qui, j’espère, l’aura sauvée.

« C’était un soir, il pleuvait. Je m’étais arrêtée, comme pour me mettre à l’abri, sous l’auvent d’une porte. Un étranger vint à passer, m’aperçut et s’approcha. Je remarquai sa démarche légèrement incertaine : au lieu de rester debout devant moi, je le vis s’adosser au mur, symptôme significatif de cette espèce de lassitude qui suit un excès de boisson. A ses propos familiers, je ne répondis pas tout de suite ; il dut me rassurer à plusieurs reprises avant d’obtenir un mot de moi. Bref, tout le manège habituel : les terreurs, les incertitudes, les résistances toujours moindres. Elles reparurent, plus vives, que jamais, quand il fut question de l’accompagner dans une public house du voisinage. En revanche, je connaissais de braves gens, tenant discrètement un shebeen, et chez lesquels nulle âme vivante ne nous verrait entrer. Il hésita, mais ses idées n’étaient pas bien nettes, et je finis par triompher de sa répugnance. Une fois dans les ruelles du close, perdu après quelques pas, il suivit machinalement. Notre escalier obscur, où il buttait à chaque marche, le fit quelque peu maugréer. Bref, il entra dans la chambre où Black-Barney attendait mon retour avec une de nos femmes et un jeune apprenti de seize ans, récemment enrôlé parmi nous. A peine l’étranger avait-il franchi le seuil qu’un vague instinct lui suggéra quelques soupçons. Je me hâtai de commander en son nom deux verres de whiskey, en me portant garant de sa discrétion. Après quelques simagrées du prétendu fraudeur, la liqueur prohibée sortit de sa cachette. Toujours riant et raillant, nous tâchions, ma compagne et moi, de distraire l’attention de notre inconnu, que la physionomie de Black-Barney semblait n’avoir pas favorablement impressionné. Aussi ne le perdait-il pas de vue, et le mélange préalable que devait subir le whiskey pour servir nos projets ne put s’effectuer tout d’abord. Malheureusement pour l’étranger, il s’acclimatait peu à peu, et, se laissant gagner par nos rires, nos chansons, nos joyeuses saillies, il ne s’aperçut pas qu’on remplaçait par un autre verre celui qu’il venait de vider. Lorsqu’il revint à la charge, chacun le suivait des yeux. C’était un homme encore jeune, robuste, dont le soleil des tropiques semblait avoir hâlé le visage ouvert et franc. Il s’arrêta tout à coup, la liqueur à moitié bue. — Que veut dire ceci ?… Vous ne me donnez pas le même whiskey, s’écria-t-il.

— Plaît-il ? repartit aussitôt le faux land-lord… La bouteille