Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/171

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contre le commerce des nègres : comme les coulies de la Chine, les Africains sont déclarés libres, et reçoivent le nom sonore d’emancipados ; mais le gouvernement qui les émancipe pourvoit en même temps à leur existence, et leur fournit, bon gré, mal gré, du travail. Pour chaque émancipé ainsi revendu sous les auspices du gouvernement, celui-ci reçoit un droit de quarante dollars. Le possesseur temporaire l’emmène, le mêle à ses esclaves, et avant la fin de l’année l’émancipé est mort. D’où vient cette fatalité singulière qui frappe tous les affranchis, comme si l’air d’une liberté, même fictive, leur était mortel ? Le tour est bien simple, et il ne s’agit que d’une mort légale qui les laisse ressusciter sous un autre nom. Chaque fois qu’un nègre esclave meurt sur la plantation, l’acte de décès est mis sur le compte d’un de ces emancipados, travailleurs temporaires qui devraient devenir libres au bout de quelques années de servitude, et le pauvre diable, substitué au mort véritable, perd jusqu’à cette ombre de liberté dont la vague espérance ne brillait plus guère devant ses yeux. Il ne s’aperçoit pas d’ailleurs que sa condition soit changée, et la bourse seule du curé chargé des registres de l’état civil peut dire combien de fois l’église a accompli le miracle. Le gouvernement le sait, le voit et l’autorise par son silence ; ce n’est pas pour rien qu’il a touché son droit de débarquement de quarante dollars, et que peut-être les gros bonnets de la Havane ont fait ajouter quelques épingles au marché. L’interdiction de la traite équivaut donc à un impôt de plus. Il est notoire que depuis longues années la traite des nègres a enrichi tour à tour la plupart des capitaines-généraux de l’île de Cuba. L’Espagne y envoie ses mignons ruinés ou ses hommes de fortune récente, qui ont besoin de dorer un peu leur blason nouveau. Leurs appointemens sont relativement modestes, mais ils se chargent de les grossir eux-mêmes. Colonie ou pays conquis, c’est tout un devant la politique espagnole : une vassale doit servir au moins à enrichir des proconsuls besoigneux.

Le gouverneur actuel, don Domingo Dulce, est au moins un honnête homme. En revanche on lui reproche d’être sauvage, bourru et malhabile. C’est un homme sans naissance, un soldat de fortune, mais un administrateur intègre. Son extérieur simple et modeste n’annonce pas un tyran. J’allai le voir l’autre jour, muni d’une lettre de recommandation pressante d’un homme d’état de son pays. Après une demi-heure d’attente, un aide-de-camp m’introduisit dans son cabinet : un homme à moustaches blondes vint à ma rencontre, m’offrit un siège, me prit mon chapeau et le posa sur la table. La cordialité de cet accueil rappelait le sacramentel take a seat et le happy to see you des Américains. Son excellence ne parle