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du monde. Les loges, qui s’ouvrent comme en Italie sur une muraille perpendiculaire, sont pleines au contraire de dames en toilette. Les modes me paraissent plus simples et d’un meilleur goût qu’à New-York. — Toutes ces figures brunes, accentuées, un peu massives, sont attrayantes de loin et meublent bien le pourtour d’un théâtre ; il faut s’en approcher pour voir ce qu’il y a de vulgaire et de brutal dans leurs yeux hardis, leurs fortes lèvres, leurs épaules trop charnues et trop épaisses. Par la porte ouverte de chaque loge, j’entrevois la tête du laquais noir en livrée, cavalier servant inséparable qui porte l’écharpe des dames et les suit jusque-là pour leur éviter la fatigue d’un mouvement. Dans le jour, c’est la servante mulâtre qui est assise à leurs pieds, sur un tabouret, comme un chien près de son maître. J’ai pour voisine une grosse dame à moustaches que je vois assise dès le matin sur le pas de sa porte, et que je retrouve encore à six heures du soir assise à la même place, les deux mains posées sur ses genoux. A quoi songe-t-elle ? quelle préoccupation cachée absorbe du matin au soir cette tête immobile ? Depuis trois jours, son teint blafard n’a pas changé, son visage n’a pas remué d’une ligne, ses yeux vaguement ouverts ont le même regard sans expression et sans pensée.

Quel contraste quand on arrive des États-Unis, de ce pays où les femmes tiennent dans la société la même place que les hommes, et peut-être une place supérieure ! — le pays des bas-bleus, des prêcheurs, des médecins femelles, des femmes politiques, où sauf le droit de vote et d’élection, attribué par la loi au sexe fort, la femme envahit partout le domaine que nous nous étions jusqu’à présent réservé, — travaillant dans les manufactures, dirigeant l’éducation, remplissant les bureaux des administrations publiques, les bibliothèques, les maisons de commerce et jusqu’aux greffes des tribunaux ! Sans doute ces Yankees entreprenantes prennent à leurs occupations une dose exagérée du positivisme national ; mais il n’y a que les esprits vulgaires que les occupations pratiques abaissent ou humilient, ceux qui ont la vraie noblesse, la vraie distinction de nature, suivent partout leur pente et trouvent toujours leur niveau. Mieux vaut encore une intelligence absorbée dans les choses pratiques de la vie qu’une intelligence endormie et annulée. Les Américains, je le veux bien, aiguisent l’esprit des femmes aux dépens de l’imagination et du cœur. Les Espagnols des colonies paraissent vouloir les faire semblables à l’idéal des Chinois et des Japonais, qui les traitent comme des choses et leur refusent une âme.