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Le marché se trouve sur mon chemin ; je m’y arrête, espérant y voir quelques curieux spécimens de la flore culinaire du pays. Le marché est un double portique entouré de rues sur ses quatre faces, avec une vaste cour pavée et une fontaine au milieu ; mais l’heure est trop avancée, les longues arcades sont vides et sombres. Voici en revanche la boutique d’un fruitier ornée de régimes de bananes rangées en grappes, d’oranges en pyramides, de cannes à sucre en faisceaux, et d’ananas suspendus comme des lampes ou des corbeilles de fleurs entre les vertes arcades. Ceci me mène à la Calle del Inquisidor et à la maison même qui lui a donné son nom, dans les siècles passés résidence du grand-inquisiteur de la colonie, aujourd’hui habitation de don Juan P…, un des hommes les plus influens et les plus respectés du pays. Je monte un escalier orné de faïences et scrupuleusement lavé. J’entre dans un bureau aux portes bardées de fer, pour le moment grandes ouvertes. Je trouve un petit homme vif, aimable, spirituel, qui parle français avec la rapidité et la netteté d’un Bordelais. On attelle sa voiture : il me mène au paseo, au jardin du capitaine-général, où glissent dans l’ombre du crépuscule les volantes et les calèches, et les dames en grande toilette, tête nue, l’éventail à la main. Enfin il m’offre une loge au théâtre, m’invite à visiter sa plantation, qui est l’une des plus belles de l’île. Il n’abuse pourtant pas des paroles cérémonieuses ni des complimens à l’espagnole. Son accueil est si cordial, si simple, si gracieux, qu’il justifie et dépasse tout ce qu’on m’avait raconté aux États-Unis de la courtoisie et de l’hospitalité havanaises.

24 février.

Si la Havane est, comme on le prétend, la ville la plus riche du monde, ce n’est pas assurément la plus somptueuse et la mieux tenue. Autrefois, c’est-à-dire il y a peu d’années, la voirie était si mauvaise que toutes les grandes rues devenaient des fondrières et restaient impraticables pendant la saison des pluies. On n’avait songé à ménager nulle part un écoulement aux eaux pluviales, de façon que toute la basse ville restait un marécage pendant quatre mois de l’année. Il y a encore au centre du quartier commerçant, vers la jonction des rues de Cuba, Mercaderes et Obispo, à deux pas de la place d’Armes et du palais du gouverneur, un pli de terrain sans issue où les eaux s’accumulent en été jusqu’à rendre impossible le passage des piétons et des voitures. Après chaque averse, et elles sont torrentielles en ce pays, il se forme là un tourbillon qui va se déverser jusque dans le port, en passant par-dessus la colline : on ne peut alors le traverser qu’à la nage, et il s’y noie