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écumante, car le vent du nord souffle encore, à droite des toits, des terrasses, des murs bleu de ciel crénelés de verre de bouteille, où viennent percher mélancoliquement les bandes funèbres des urubus ou petits vautours noirs. Ces jolis animaux, qui remplissent dans tous les pays tropicaux les fonctions importantes de nettoyeurs de la voirie et de gardiens de la santé publique, sont devenus tellement familiers qu’ils ne fuient pas l’approche de l’homme, et qu’il faut presque les pousser du pied dans les rues, comme nos moineaux parisiens. Il y a même une loi qui protège leur vie sous des peines sévères. En voilà une volée qui s’ébat devant cette fenêtre : je ne puis vous dépeindre leur maigreur affamée, leur vol lent et lugubre, leur plumage sale et hérissé, leur œil terne, leur tête d’un gris rougeâtre, tout cet ensemble de laideur obscène et de stupidité féroce. On dirait les harpies de l’Enéide ou plutôt une troupe de croque-morts déguenillés qui sortent, le nez rouge et l’air paterne, du cabaret voisin du cimetière. En dépit de cet aimable voisinage, mieux vaut notre logement près des nues que la rangée de cellules grillées que j’ai aperçues en passant au pied de l’escalier.

Je suis descendu en ville. Je ne sais si après un voyage en Espagne la Havane aurait pour moi l’attrait qu’elle a maintenant. Peut-être n’est-ce qu’une pauvre copie des villes de la mère-patrie ; mais telle qu’elle est, avec ses rues étroites et pavées de lave, ses maisons basses et à demi mauresques, ses étalages de pacotilles européennes ou de produits pittoresques du pays, et ses banderoles d’étoffe peinte pendues à travers les rues pour servir d’enseignes aux boutiques, elle me semble avoir un caractère à elle et tout à fait tropical. Il y a encore dans la basse ville, aux environs du quai, quelques ruelles tortueuses, encombrées de mulets, de charrettes, de ballots et de caisses, qui racontent l’ancienne prospérité commerciale et la civilisation arriérée du pays. On y vit comme dans le vieux temps, en plein air, presque dans la rue, à portes grandes ouvertes. La plupart des négocians ont leurs bureaux, leurs habitations et leurs magasins dans la même maison, Une grande porte-cochère à battans de bois massif, souvent sculptée ou ornée de clous historiés, s’ouvre sur la rue étroite. Le porche et la cour sont pleins de ballots empilés, boîtes de cigares, caisses de sucre, sacs de café, grains et fruits de toute espèce. Le portier, mulâtre, nègre ou brun chocolat, est gravement assis au pied de l’escalier, et vous salue respectueusement quand vous passez. L’escalier de pierre, grand ouvert, vous conduit à une large galerie en balcon, une sorte de portique qui entoure la cour étroite et ornée de rudes colonnades. Souvent l’office, le bureau du maître, est dans la galerie même, exposé à tous les