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s’élève dans le premier rayon de soleil. Le signal est donné ; nous accostons le pilote venu à notre rencontre, nous arborons nos fières couleurs républicaines en face du drapeau usé d’un despotisme vermoulu ; nous lui faisons, en passant, l’honneur de deux coups de canon, et nous franchissons l’étroit défilé qui sépare le château de la ville. A droite, sur une plage basse et unie, les vagues déferlent avec leurs panaches blancs. A gauche, la vieille forteresse nous montre la gueule de ses canons surannés. La ville de la Havane, rouge, bleue, jaune, resplendissante de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, groupe capricieusement en face de nous ses terrasses orientales et ses tourelles mauresques. Un bouquet de palmiers, un massif de mûriers festonnent gracieusement la plage, tandis qu’un peuple de petites nacelles aux toits colorés se presse autour du rivage dans ce pêle-mêle pittoresque et brillant dont les paysages du midi ont seuls le secret. Cependant nous avançons dans des eaux soudainement devenues tranquilles, parmi les grands vaisseaux de guerre espagnols qui encombrent la rade. Un essaim de petites barques nous environne, nous assaille, se colle aux flancs du navire comme une nuée d’abeilles. C’est parmi les bateliers un feu roulant d’interpellations, d’offres de service, en espagnol, en anglais, en français, dans toutes les langues qu’ils savent et ne savent pas. Quelques-uns, pour mieux se faire entendre, grimpent comme des chats à leurs mâts fragiles. Ils sont blancs, jaunes, noirs, de toutes les teintes possibles et imaginables entre le charbon de terre et le jus de tabac, les blancs aussi brûlés que les mulâtres et faciles à confondre avec eux. L’ordre cependant se fait petit à petit : chacun loue sa barque, y fait descendre ses bagages primitivement au bout d’une corde. Dehors les voiles, et toute la petite flottille aborde en rangs pressés à la douane.

Je n’y arrivais qu’avec frayeur et tremblement. Les Américains m’avaient fait un tableau terrible de ces douaniers espagnols soupçonneux, exigeans, rapaces, de ces permissions à obtenir, de ces rançons à payer, de toutes les tracasseries qu’il me faudrait endurer avant de mettre le pied dans les rues de la Havane. Je craignais pour mes livres, pour mes armes, pour quelques pamphlets abolitionistes que je rapportais des États-Unis et qui pouvaient me nuire dans un pays d’esclavage. Je ne tardai pas à me rassurer et à m’apercevoir que l’arrivée des voyageurs était pour le gouvernement colonial une trop précieuse aubaine pour qu’on s’avisât de les décourager en leur jetant des bâtons dans les jambes. Après un coup d’œil superficiel jeté sur mes malles, qu’il me fit ouvrir toutes ensemble, l’employé me pria de passer au guichet du receveur. Celui-ci retient nos passeports et nous délivre à chacun, au prix de