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tiède que nos vents d’ouest. Elle vient de la pleine mer, et couvre bientôt le ciel d’une vapeur épaisse. La nuit tombe, obscure et agitée, tandis que nous longeons les côtes et l’archipel à demi submergé des Florides. Le soleil levant nous montre les formes arrondies des grands arbres, seul accident de cette longue bande grise qui est la terre, et qu’on prendrait volontiers pour un banc de vapeurs. La mer est houleuse, et se soulève par grandes lames pesantes, telles qu’il en roule souvent sur les plages longues et ouvertes. Vers le soir enfin, tournant le dos à la Floride, nous coupâmes le gulf-stream en droite ligne, le cap sur la Havane. Comment vous dire la grandeur tranquille et pourtant menaçante du spectacle qui s’offrit alors à nos yeux ? Il avait soufflé tout le jour un vent du nord qui avait soulevé de grosses vagues et livré un violent combat à la puissance irrésistible du courant. Les lames oscillaient maintenant indécises, et un calme profond, solennel, s’était fait dans l’atmosphère pesante et chaude. Tandis que les vagues nous roulaient à gauche, le courant nous repoussait à droite avec une violence qui faisait incliner nos vergues et semblait quelquefois nous déraciner. Nous avancions ainsi péniblement, et nos roues, soudainement submergées l’une après l’autre, faisaient entendre un tonnerre intermittent et sinistre. L’horizon avait une profondeur immense, inconnue à nos climats, et dont la transparence vaporeuse semblait infinie entre les lourdes nuées qui pesaient sur le ciel et les montagnes noires des vagues. Le jour baissait rapidement ; des pans de nuages déchirés s’éclairaient d’un jaune menaçant et brillaient parmi les masses compactes et violettes de leurs voisins immobiles. Les brisans de la mer avaient des lueurs blafardes en contraste étrange avec le bleu sombre et ardoisé de la surface des eaux. L’air tiède, humide, pénétrant, semblait étouffé et comme oppressé dans l’attente de quelque grande convulsion des élémens : on eût dit un orage immense qui se préparait à tous les coins du ciel. Un pauvre malade en délire, qui depuis deux jours nous tourmentait de ses discours et de ses gestes extravagans, se promenait comme un fou en poussant des exclamations incohérentes sous l’influence énervante de cette atmosphère trop forte pour sa faible machine. C’était le ciel des tropiques qui prenait, pour nous recevoir, toute sa lugubre majesté.

Ce matin, au lever du jour, nous étions en panne devant la rade de la Havane. Les autorités n’en permettent pas l’entrée la nuit. Un long bras de terre du plutôt un promontoire de rochers, sur lesquels s’élèvent les tours et les remparts pittoresques du vieux château du Maure, en ferme à moitié l’ouverture. Mais voici le phare, qui s’éteint, le canon qui retentit, le drapeau espagnol qui