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il la rudoyait familièrement : « Vénitiens, s’écriait-il dans un de ces momens de turbulence passagère où il fallait qu’il parût au balcon, croyez-vous que cette conduite soit digne de vous ? Vous n’êtes pas le peuple de Venise, vous n’êtes qu’une poignée de fâcheux. Jamais je ne soumettrai mes actes aux caprices d’une tourbe ameutée… Je vous dirai la vérité quand vos fusils viseraient ma poitrine, quand vos poignards seraient sur mon cœur. Et maintenant allez-vous-en, allez-vous-en. » Il n’en fallait pas plus pour tout calmer. On aurait dit que ce peuple avait besoin de temps à autre d’être remonté, d’être tranquillise dans son patriotisme facile à émouvoir. Quand il était allé crier : « Fuori Manin ! nous voulons voir Manin ! » quand il avait entendu sa voix, tout était dit, il se retirait content. Manin traitait ainsi son peuple dans le tête-à-tête pour ainsi dire ; mais il savait bien ce qu’il était et ce qu’il pouvait, et lorsqu’il s’adressait, dans un suprême et inutile appel, à la France et à l’Angleterre, il le représentait tout autrement ; il le montrait simple, dévoué, alliant l’amour de l’indépendance à l’esprit de sacrifice, la liberté nouvelle à l’ancienne piété, bravant la misère et la mort.

La situation n’était pas moins terrible, et elle le devenait chaque jour davantage. Au premier moment, la ville était encore à l’abri du feu des assiégeans. La prévoyance du gouvernement avait amassé des approvisionnemens qu’on ménageait avec le soin le plus scrupuleux. La population n’avait pas sérieusement souffert, la salubrité était intacte. Bientôt cependant tout changeait. Quatre mois de lutte, de combats journaliers, de privations, d’émotions, produisaient leur effet. Les Autrichiens, rapprochés peu à peu, commençaient à faire pleuvoir les bombes et jusqu’aux boulets rouges sur la ville elle-même, et les incendies se multipliaient. Les approvisionnemens finissaient par s’épuiser, et on en venait à mesurer les rations en prévoyant le moment où tout allait manquer. Enfin le choléra éclatait dans Venise avec une intensité accrue par l’excès des souffrances et des anxiétés morales. Les munitions devenaient rares, si bien qu’on était obligé de se servir des projectiles lancés par l’ennemi pour les lui renvoyer. Malgré tout, on ne parlait pas de soumission ; personne n’aurait osé prononcer ce mot, et pour l’avoir fait entendre le premier, le patriarche voyait sa maison assaillie par la multitude. Une négociation directe ouverte avec un ministre impérial, M. de Bruck, avait été abandonnée parce que les conditions autrichiennes équivalaient à une reddition sans garanties. « Les Autrichiens, écrivait-on, continuent à lancer leurs boulets sur Venise ; la mort et la destruction se promènent dans les rues, le choléra grandit horriblement, la disette devient chaque