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l’historien ému et coloré de ces luttes vénitiennes, depuis ce jour résister à tout prix devint le mot d’ordre universel. » Venise, par le fait, avait pour se défendre une armée de vingt mille hommes et tout un groupe d’officiers jeunes, intelligens et énergiques, le Lombard Sirtori, aujourd’hui général dans l’armée italienne, les Napolitains Ulloa et Cosenz, Alexandre Poërio, Rosaroll et bien d’autres qui marchaient sous la direction du vieux Pepe. Soixante-dix forteresses avec plus de cinq cents canons couvraient la ville et les lagunes, protégées de toutes parts. Les élémens de défense étaient nombreux et puissans ; mais d’un autre côté l’Autriche, n’ayant plus rien à craindre en Italie, pouvait désormais concentrer tous ses efforts sur le seul point qui échappât encore à sa domination. La victoire de Novare lui permettait d’accroître son armée, son matériel de siège, tous ses moyens d’attaque contre Venise, et de l’écraser de la supériorité de ses forces.

Dès lors s’engage et se resserre ce duel de cinq mois, plein de péripéties et d’héroïsme, sans merci et sans trêve, dont l’Europe semble détourner les regards comme s’il était pour elle un remords. Pendant cinq mois, Venise offre le spectacle d’une ville assiégée par terre, bloquée par mer, ne recevant rien, ne trouvant aucun écho au dehors et s’offrant volontairement en sacrifice. Pendant cinq mois, aux travaux d’approche des Autrichiens, à leurs attaques, au feu croissant de leur artillerie, toute cette population oppose un courage enflammé et indomptable, prolongeant une résistance dont Manin reste le génie familier et énergique. Elle avait fini par s’accoutumer à cette vie de fièvre et de danger, mêlée d’espérances toujours trompées et d’exaltations patriotiques. Elle ne renonçait pas à ses fêtes, elle les célébrait au contraire avec une passion nouvelle, confondant son culte religieux et le culte de Venise. Elle se plaisait dans tous ces spectacles d’exposition de la Vierge, de processions, de consécration de bannières, qui se succédaient ; seulement il s’y mêlait je ne sais quoi d’héroïque, et c’est au sortir d’une de ces cérémonies, le jour de la fête de saint Marc, que Manin lançait ce cri qui allait retentir à travers les lagunes comme une poésie virile : « Qui persiste vaincrai Nous avons persisté et nous vaincrons. Vive saint Marc ! ce cri qui durant tant de siècles a couru sur les mers nous le crierons encore : à la mer ! à la mer ! à la mer ! » Et l’enthousiasme éclatait. Ce pauvre peuple avait certainement aussi ses mobilités et ses emportemens, quoique rares. Un jour c’était à la suite de l’explosion d’un magasin de poudre dans l’îlot della Grazia, un autre jour c’était pour les subsistances. On criait à la trahison ; la foule s’assemblait et courait aussitôt au palais du gouvernement. Manin ne la ménageait guère selon son habitude ;