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la fusion de la Vénétie avec le Piémont, il était déjà tard, les événemens s’étaient précipités.

Ce fut peut-être la plus grande épreuve pour Manin, mais aussi l’épreuve qui mettait le plus en relief la supériorité morale de son caractère. Il n’avait pas résisté jusque-là par une vaine opiniâtreté de patriotisme local ou par ambition personnelle ; le jour où la nécessité parlait en souveraine à son esprit, il se prêtait lui-même à un acte qui pouvait sauver l’indépendance en tuant la république ; il le demandait à l’assemblée vénitienne élue par le pays. Il ne reniait pas un principe, comme il le disait ; il faisait un sacrifice, et ce sacrifice, il le faisait sincèrement, complètement, sans arrière-pensée, suppliant ses amis de ne plus jamais parler de partis tant que l’ennemi ne serait pas chassé, s’effaçant avec une dignité simple et refusant, malgré toutes les sollicitations, de rester au pouvoir pour ne pas paraître se démentir ou embarrasser une combinaison marquée du sceau de l’adoption nationale. « J’ai aujourd’hui la même opinion que j’avais le 22 mars, lorsque je proclamais la république devant l’arsenal et sur la place Saint-Marc, disait-il devant l’assemblée que Paleocapa venait d’entraîner par la plus vive démonstration ; je l’ai cette opinion, et tous alors l’avaient. Aujourd’hui tous ne l’ont pas… C’est un fait qu’aujourd’hui tous ne l’ont pas ; c’est un fait que l’ennemi est à nos portes, que l’ennemi espère et désire la discorde dans cette ville, inexpugnable tant que nous sommes d’accord, facile à vaincre si la guerre civile y entre ! Pour moi, m’abstenant de toute discussion sur mes opinions et sur celles d’autrui, je viens demander un grand sacrifice… A l’ennemi qui est là à nos portes, qui compte sur nos dissentimens, sachons donner un démenti formel : oublions tous les partis aujourd’hui ; prouvons-lui qu’aujourd’hui nous oublions si nous sommes royalistes ou républicains, qu’aujourd’hui nous sommes tous citoyens… »

Cette patriotique abdication faite au milieu d’une assemblée émue, et à la suite de laquelle Manin s’évanouissait, — comme le doge de 1797, mais plus noblement, — n’était qu’une scène dramatique de plus, qui par malheur ne résolvait rien. Accomplie plus tôt, la fusion eût-elle été plus efficace ? Je ne sais. Ce qui est certain, c’est qu’en ce moment la question se décidait ailleurs. C’est le 7 août que les commissaires piémontais, le vieux général Colli et M. Cibrario, prenaient possession de Venise ; le 11, le bruit des catastrophes de l’armée piémontaise sur le Mincio et à Milan allait retentir comme un coup de foudre dans les lagunes. Après la défaite venait l’armistice, qui rejetait le Piémont dans ses frontières. Ce jour-là fut le signal du retour de Manin au pouvoir, dans l’éclipse soudaine de l’autorité des commissaires, au milieu des anxiétés de l’opinion, qui