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précurseur, l’homme d’action au jour de la lutte, une des figures les plus originales de l’Italie nouvelle. De là cette existence curieuse, saisissante d’une certaine façon, où tout a un caractère à part, et, comme s’il s’agissait de renouer le fil du passé, c’est le même nom qui, par une combinaison étrange, apparaît aux deux extrémités de cette histoire de la captivité d’une province autrefois fameuse. C’est un Manin, le vieux doge de 1797, qui préside à la chute de Venise ; c’est un autre Manin qui préside à cette renaissance vénitienne, qui en sera la personnification populaire, et qui en attendant commence par livrer sa liberté pour elle.


II

Ainsi grandit ce mouvement où la Vénétie et l’Italie se rencontrent, dont je ne résume que les traits essentiels, et qui n’est que le prélude de cet autre mouvement plein d’éclat et d’héroïsme dont la victoire actuelle est le prix. Jusque-là beaucoup d’Italiens eux-mêmes semblaient détourner leurs regards des provinces vénitiennes, et répétaient ce mot écrit par l’un d’eux : « On ne peut rien attendre de Venise parce qu’elle est habituée et résignée au joug autrichien. » C’est justement pour répondre à cette pensée que Venise se levait, prête à faire pour l’Italie plus que l’Italie elle-même.

Un homme, disais-je, se faisait l’âme de ces agitations légales par lesquelles le génie vénitien se reprenait à la vie. En réalité, il y en avait deux. Niccolo Tommaseo, Dalmate de naissance, imagination ardente et religieuse, talent ingénieux et éloquent, était l’agitateur littéraire. Daniel Manin était l’agitateur politique. Il avait quarante-quatre ans : il était avocat et avocat occupé, alliant à une connaissance étendue du droit un esprit très méthodique et très fin. Il était aussi estimé pour la probité de sa vie, toute remplie d’affections intimes, que pour son talent, et c’est une note de police qui disait de lui : « L’avocat Daniel Manin jouit de l’estime publique par sa conduite morale, par les talens dont il est doué et par son caractère désintéressé. Cependant à côté de ces belles qualités on a pu remarquer en lui un caractère hautain, irritable, pointilleux, querelleur et assez suffisamment rempli de lui-même. Profond légiste, il sait exposer ses idées avec un ordre et une lucidité admirables. » Manin avait plus d’un mobile, outre l’instinct patriotique qui de bonne heure avait envahi son âme. Il avait le tourment de cette mauvaise réputation qui pesait sur Venise, parce qu’elle semblait s’endormir dans la mollesse et dans