Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/111

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prestige : c’est au contraire par la fidélité à ses traditions que Venise a gardé une sorte d’indépendance intérieure, qu’elle est restée moralement maîtresse d’elle-même en cessant d’être une puissance reconnue ; mais en même temps à ce patriotisme local toujours survivant est venu s’ajouter un sentiment plus libre, plus large. Ce que l’instinct purement vénitien a pu perdre dans une certaine mesure, le sentiment italien l’a gagné dans l’âme de cette population vaincue sans combat, exaspérée par la servitude et provoquée par une invincible logique à se rapprocher des autres parties de la péninsule, à confondre ses destinées avec celles du reste de l’Italie. Le traité de Campo-Formio, en brisant les vieilles formes de la république aristocratique des lagunes, avait préparé cette fusion morale ; l’union passagère des provinces vénitiennes et des provinces lombardes dans le royaume d’Italie l’a certainement accélérée en faisant pénétrer jusque dans la ville des doges l’esprit de réforme civile, l’esprit même de la révolution française. Quarante ans de vie commune sous la domination autrichienne n’ont fait que développer et affermir cet instinct de solidarité dans les revendications nationales. Ce que je veux dire, c’est que pendant ce demi-siècle, à travers le mouvement des choses, sous l’influence excitante d’une lourde servitude, le peuple vénitien, sans abdiquer ses souvenirs et son originalité locale, s’est fait plus italien dans le sens moderne du mot, — c’est qu’en voyant s’évanouir les vieilles formes de son autonomie souveraine, il a retenu en lui comme une étincelle le sentiment même d’indépendance plus vivant que jamais, et c’est ainsi, c’est par ce travail mystérieux, insaisissable, » c’est par ce mélange de vieil esprit et d’instincts nouveaux que Venise s’est trouvée un jour en état d’effacer d’un seul coup le désastre de 1797, de devenir pendant quinze mois le dernier refuge de la liberté italienne, de payer d’avance tout ce qu’on pourrait faire pour elle. Ce jour-là, elle s’est affranchie véritablement de ses propres mains. L’Italie lui a donné aujourd’hui ses armes et ses alliances ; Venise avait donné à l’Italie l’exemple mémorable et touchant de ses luttes de 1848, la pure popularité de son héroïsme et de ses malheurs, et mieux encore peut-être, l’homme qui avec Cavour a le plus fait pour l’œuvre commune, pour rallier tous les esprits et toutes les âmes autour de ce drapeau qui va flotter aujourd’hui des lagunes de l’Adriatique jusqu’au pied de l’Etna.

Ce qui a trompé l’Autriche et ce qui a trompé aussi tous ceux qui ne reconnaissent d’autres droits que les droits de la force sanctionnés par la diplomatie, c’est la soumission apparente de Venise, c’est la tranquillité relative des provinces vénitiennes au milieu des fermentations secrètes et toujours actives de l’Italie. Cette