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grande réserve, une irréprochable simplicité que Mme Tallien aurait pu être l’idole d’une pareille époque.

Au reste, son étoile commençait à pâlie. Femme de salon et rien de plus, elle ne pouvait longtemps captiver l’opinion préoccupée d’événemens plus sérieux. De glorieux échos arrivaient de la frontière, et le bruit de la victoire dominait les conversations plus ou moins futiles de tous les salons dorés. L’attention se détournait donc de Mme Tallien. Elle avait d’ailleurs une rivale de beauté dans Mme Récamier, et Mme de Staël, revenue à Paris depuis le mois d’août 1795 avec son mari, ambassadeur de Suède en France attirait chez elle par la supériorité et le merveilleux éclat de son esprit les diplomates, les hommes de lettres, les membres de l’aristocratie française et étrangère, tandis que les réunions de Mme Tallien devenaient chaque jour moins suivies. Nous trouvons dans les mémoires de la duchesse d’Abrantès une anecdote qui peint bien les retours de la popularité. « Junot était venu apporter les drapeaux d’Italie au directoire ; il fut reçu en grande pompe… En sortant, il offrit son bras à Mme Bonaparte, qui, étant la femme de son général, avait droit au premier pas, surtout dans cette solennelle journée ; il donna l’autre bras à Mme Tallien, et descendit ainsi avec elles l’escalier du Luxembourg… Vive la citoyenne Bonaparte ! s’écriait le peuple. — C’est bien Notre-Dame des Victoires, celle-là, disait une femme de la halle. — Oui, dit une autre, tu as raison, mais regarde à l’autre bras de l’officier, c’est Notre-Dame de Septembre. — Le mot était affreux et il était injuste. » Il est à noter que cette cruelle saillie, reprise par le plus marqué de nos écrivains de boudoir, a servi de point de départ au panégyrique qu’il vient de tenter en l’honneur de Mme Tallien.

Tallien, vieilli dès sa jeunesse et se survivant à lui-même, éprouvait en même temps ce dégoût, cette lassitude qui succède aux grandes crises. Cet homme ardent, né pour une époque d’orages et de luttes, ce type de révolutionnaire dont Barras avait dit : « Il y aurait cinq cents conspirations que Tallien serait de toutes, » se trouvait dépaysé lorsque l’émeute ne grondait plus. L’ancien proconsul de Bordeaux n’était pas fait pour jouer le rôle souvent ingrat de mari d’une femme à la mode. Ne pouvant suffire aux exigences luxueuses de sa trop brillante compagne, déçu dans son ambition, mal dans ses affaires, craignant toujours d’être déporté comme ceux de ses anciens amis qui respiraient l’air meurtrier de Cayenne, il voulut s’éloigner de la France, et obtint du général Bonaparte la faveur de le suivre pendant l’expédition d’Égypte. Il avait contribué pour sa part aux premiers succès du futur vainqueur d’Austerlitz en le recommandant à Barras avant la journée de Vendémiaire. Ouvrard, le célèbre fournisseur, raconte qu’un arrêté du comité de salut public de fructidor an III ayant accordé aux officiers en activité du drap pour habit, redingote, gilet et culotte d’uniforme, Bonaparte, alors chef de brigade d’artillerie à la suite, réclama le bénéfice du décret, mais inutilement, et qu’il fallut l’intervention de la toute-puissante Mme Tallien pour que l’homme qui devait bientôt porter le manteau