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l’étourdissement. Le caractère français tournait en plaisanterie même la douleur et la vengeance. L’ancien cimetière de Saint-Sulpice était transformé en bal public, et sur la porte sculptée, au-dessous de l’inscription latine : Has ultra metas beatam spem expeetantes requescunt, on lisait l’enseigne : Bal des Zéphyrs. Des modes nouvelles apparaissaient. Les femmes, renonçant à la poudre et aux paniers, portaient des chlamydes grecques, des bandelettes autour des cheveux, des sandales. Les hommes avaient des collets d’habits verte ou noirs suivant l’usage des chouans, et se mettaient un crêpe au bras, comme parens des victimes du tribunal révolutionnaire. Les muscadins avec leurs cannes plombées poursuivaient dans les sections, dans les clubs, au Palais-Royal, aux Tuileries, les débris du jacobinisme, et ils acclamaient le soir les chanteurs entonnant l’air du Réveil du peuple, ce chant de triomphe de thermidor.

Ce fut l’époque de la grande vogue de Mme Tallien. Elle habitait alors sa jolie chaumière du Cours-la-Reine. C’était au bout de l’Allée-des-Veuves, en face de la Seine, une petite maison cachée par un massif de peupliers et de lilas, recouverte de chaume, mais peinte à l’huile comme un décor et entourée de fleurs. Les jeunes élégantes étaient vêtues de draperies grecques, de tissus diaphanes, de costumes de nymphes. À la religion chrétienne, que les philosophes de l’époque croyaient avoir détruite, succédaient les mœurs du paganisme. Les étranges Périclès de la révolution voulaient avoir leurs Aspasies. Au premier rang brillait l’héroïne du 9 thermidor. Elle avait ce goût de plaire, ce désir de rendre service, cette égalité d’humeur, ce charme instinctif, qui caractérisent les natures aimables. Elle mettait son honneur à rapprocher dans son salon les extrêmes les plus opposés, le terroriste et le muscadin, le jacobin et l’émigré. Nous nous la représentons facilement avec ses beaux cheveux noirs, son œil doux et brillant, sa physionomie mobile et séduisante, ayant pour chacun des paroles d’apaisement et de conciliation, amenant par ses enchantemens des ennemis mortels à se serrer la main. Il fallut toute sa grâce pour opérer de pareils prodiges, encore n’y réussit-elle pas toujours. Plus d’une fois les haines à peine assoupies éclatèrent malgré ses efforts, et de tristes échecs, d’amers outrages même lui firent cruellement expier ses triomphes. Tandis qu’on travaillait à ramener la sociabilité, à ressusciter le goût du luxe et de l’élégance, bien des causes de souffrances et de malaise travaillaient cette société si profondément bouleversée. Le papier-monnaie était réduit, presque au millième de sa valeur nominale. La famine sévissait à Paris. Les portes des boulangers et des bouchers étaient assiégées jour et nuit par des femmes qui poussaient des cris de détresse et de fureur. Les fêtes de Mme Tallien formaient un contraste choquant avec ce sombre tableau ; on l’accusa de prolonger les maux du peuple, on la représenta comme la protectrice des accapareurs et des aristocrates. Tallien se crut obligé de la défendre publiquement. « On a parlé de la fille Cabarrus, dit-il à la tribune en janvier 1793. Eh bien ! je le déclare au milieu de mes collègues, au