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ESQUISSES CRITIQUES.

MADAME TALLIEN[1].


Il y a peu de destinées aussi pleines de contrastes et de péripéties que celle de Mme Tallien. Fille d’un négociant de Bayonne établi en Espagne, qui devint à Madrid banquier, comte et ministre, mariée trois fois, — à un marquis de la cour de France, à un conventionnel, à un grand seigneur belge, — elle a traversé les conditions les plus différentes, connu les succès et les fragilités de la femme brillante et adulée, ressenti les angoisses et participé aux égaremens d’une société en révolution, avant de se réfugier dans le recueillement d’une retraite précoce. Jeune fille, elle charmait les salons parisiens pendant les derniers jours de la royauté ; marquise de Fontenay, on la vit réunir autour d’elle ce que la société française avait de plus élégant ; devenue la maîtresse d’un régicide, elle parlait dans les clubs, et apparaissait à Bordeaux comme une sorte de déesse de la liberté. Après la chute de Robespierre, elle donna le signal de la renaissance des plaisirs et du luxe ; sous le directoire, elle fut l’idole des merveilleux et des incroyables ; puis après l’éclat aventureux de la jeunesse, après les jours d’orages, de luttes et de triomphes, une transformation complète s’accomplit en elle, et sous les traits de Mme la princesse de Chimay on ne vit plus, au lieu de la citoyenne Tallien, qu’une personne sérieuse qu’inquiétait le souvenir de son éclat passé. Peu de femmes furent aussi célèbres, et pourtant il n’est permis de lui accorder dans l’histoire qu’une place secondaire et tout à fait épisodique. Elle n’avait ni assez d’esprit de suite, ni assez de gravité dans le caractère pour exercer une véritable influence ; mais on peut observer en elle un des types les plus intéressans d’une époque tourmentée, d’un temps où l’anarchie de la société produisait l’anarchie de la famille. D’autre part, si on ne peut lui refuser le charme irrésistible qui gagne souvent les plus rebelles, la beauté victorieuse qui subjugue jusqu’aux proscripteurs, on ne saurait en faire ni une figure idéale, ni un personnage épique, et ce serait se méprendre étrangement que de lui élever un autel, de débiter en son honneur une sorte de litanies de la Vierge, de la nommer dévotement Notre-Dame de Fontenay, Notre-Dame de Thermidor, Notre-Dame de Chimay. Tel est cependant l’incroyable langage d’un apologiste malencontreux qui a voulu faire le récit de cette existence agitée. La plus rapide revue des événemens qui en ont marqué les diverses phases suffira pour ramener le personnage de Mme Tallien à ses proportions réelles.

  1. Notre-Dame de Thermidor, par M. Arsène Houssaye ; i vol. in-8o, Plon.