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la vie, ou encore les instructions religieuses, les visites aux malades, bien souvent aussi les interminables et subtiles discussions auxquelles se complaît le sauvage. Médecin tout à la fois du corps et de l’âme, maître d’école le matin, charpentier, maçon ou forgeron le soir, il fallait en même temps que l’infatigable travailleur veillât à se concilier tout ce qui l’entourait, et à donner aux plus revêches quelque preuve de cette bienveillance chrétienne où saint François Xavier voyait l’une des pièces les plus essentielles de l’armure du missionnaire. Ainsi s’est insensiblement étendue cette pacifique conquête qui, grâce au ciel, n’a encore été scellée du sang d’aucun martyr. — Remercions-en la Providence; elle a voulu nous montrer par là que c’est aujourd’hui par nos œuvres, plutôt que par des supplices, qu’il faut confesser notre foi et répandre la parole divine.

1er juin en mer, par 75° long. E., 37° lat. S.

Nous apercevons les deux petites îles de Saint-Paul et d’Amsterdam, perdues au milieu de l’Océan-Indien comme Tristan d’Acunha dans l’Atlantique. A la vérité, ces îles n’ont pas eu l’honneur d’être habitées par amour de l’art, et je ne crois pas que, depuis leur découverte par le Hollandais Vlaming en 1697, elles aient jamais eu d’autres hôtes que des pêcheurs temporaires de veaux marins; mais ces pêcheurs sont parfois soumis à d’étranges odyssées. Trois d’entre eux avaient été envoyés pour quelques mois à Saint-Paul en 1864 par une maison de commerce de la Réunion, lorsqu’un jour un bâtiment qui passait près de l’île mit en panne pour communiquer. Après les échanges habituels, nos insulaires imaginèrent d’aller rendre à bord la visite qu’ils venaient de recevoir; mais, pendant qu’ils s’oubliaient sur le navire étranger, distant de terre d’un demi-mille au plus, le temps changea tout à coup et rendit le retour impossible. Toute la nuit, le vent souffla en tempête, et le lendemain matin l’île était trop loin hors de vue pour que l’on pût songer à les y reconduire. Force leur fut de subir le nouvel embarquement que le sort leur envoyait, et ce ne fut que six mois plus tard, après avoir passé par Saigon, Singapore et Aden, qu’ils purent enfin revenir à Bourbon, où chacun les croyait morts. Insoucians comme tous les matelots, lorsque je les vis à Saïgon, leur seule préoccupation était de savoir sur quel pied ils seraient payés de leurs gages pendant cette longue promenade.